jeudi 29 septembre 2016

Billets-Les années Chirac


Les années Chirac 

C’était quoi les années Chirac ? Comment les définir ? Quel est l’héritage du chiraquisme ?

Président de la Ve République  préféré des Français, Jacques Chirac est hospitalisé depuis une semaine pour une infection pulmonaire. Son état de santé préoccupe sa famille et suscite des marques de sympathie et des souhaits de bon rétablissement de toutes parts. Chacun en vient à repenser aux années Chirac et s’interroge : mais au fond, c’était quoi les années Chirac ? Comment les définir ? 

Les angles d’attaque concernant Jacques Chirac ne manquent pas. On peut évoquer ses atomes crochus socialo-corréziens avec Hollande, ses relations difficiles avec Nicolas Sarkozy, qui s’est rallié à Balladur en 1995 et qui a pris progressivement le contrôle de l’UMP, la professionnalisation de l’armée réalisée sous sa présidence, son engagement opiniâtre à faire de la lutte contre les accidents de la route une grande cause nationale, l’introduction bien malencontreuse du principe de précaution dans la Constitution, l’échec à convaincre les Français du bien-fondé du Traité constitutionnel européen (TCE, 2005). Ce sont des exemples.
Le refus du débat en 2002
Peut-être encore plus marquant que tout ceci, pourrions-nous ajouter sa volonté de toujours veiller à une forme d’unité de la France qui s’est manifestée dans son refus d’avoir un débat d’entre-deux tours avec J.-M. Le Pen en 2002, dans son choix de ne jamais s’allier au FN, ainsi que dans la reconnaissance des responsabilités françaises dans la déportation des Juifs et l’instauration d’une journée de commémoration de l’esclavage, tout ceci n’ayant cependant pas empêché les émeutes de 2005 et la montée inexorable du FN dans les votes des Français.

Pour ma part, je me suis livrée à une petite séance de réminiscence, non sans quelques difficultés, et dans le cours d’une vie politique longue, mouvementée, riche en retournements – d’aucuns diront en trahisons —, dont j’ai essayé de faire une revue dans l’article Les années Chirac (I), j’ai choisi de concentrer mon regard sur trois épisodes principaux : le tournant libéral de la première cohabitation avec Mitterrand de 1986 à 1988, le refus de participer à la guerre d’Irak avec les États-Unis (2003) et enfin, l’aboutissement du projet de musée consacré aux arts premiers et au cultures lointaines (2006).
Tournant libéral lors de la cohabitation de 1986 – 1988
Pour parler de cette période, le mot « tournant » est particulièrement bien choisi. Il s’applique aussi bien à la rupture initiée alors par rapport à la politique antérieure des socialistes qu’à l’évolution radicale de Jacques Chirac lui-même quant aux principes économiques qu’il favorisait auparavant. On se souvient qu’il voulait faire du RPR une force politique social-démocrate sur le mode d’un travaillisme à la française.

Avec la mise en place du programme commun de la gauche à partir de 1981, tout change et Chirac devient le chantre du libéralisme. Dans la vidéo ci-dessous, on a le plaisir de voir un Chirac très « swag » comparer Laurent Fabius à un roquet, lequel le prend assez mal et rétorque « Vous parlez au Premier ministre de la France ! » On a surtout le plaisir cocasse d’entendre Chirac écarter d’une chiquenaude les nationalisations du général de Gaulle et dire :
« Les nationalisations sont un système qui a prouvé qu’il était mauvais (…) Elles coûtent horriblement cher au contribuable (…) c’est un système d’irresponsabilité. » (débat sur TF1, octobre 1985)

C’est Édouard Balladur, ministre de l’Économie et des Finances, qui est chargé d’appliquer le programme. Il commence par une série de privatisations qui concernent aussi bien des nationalisations effectuées au lendemain de la WWII que celles du gouvernement Mauroy.
Comme souvent, la priorité du gouvernement est l’emploi. Les chômeurs, environ 600 000 en 1974, étaient passés à 1,5 million en 1981 sous l’effet du choc pétrolier. Le programme commun de la gauche n’avait rien arrangé, bien au contraire, puisqu’on en dénombrait 2,4 millions en 1986. Le gouvernement décide donc de rendre plus flexible le marché du travail en supprimant l’autorisation administrative de licenciement, en encourageant l’investissement et en faisant revenir les capitaux par suppression de l’IGF (Impôt sur les grandes fortunes établi par les socialistes) et de l’amnistie fiscale.
Priorité à l’emploi
Ces mesures, doublées d’une attention sociale développée par Philippe Seguin à l’égard du travail intermittent et des handicapés, redonneront quelques couleurs à l’économie française : l’inflation repasse sous les 3 % après avoir atteint 13,4 % en 1981, la croissance repart (4,5 % fin 1988) et le taux de chômage amorce un petit retournement de 10,5 %  en 1986 à 9,8 % en 1988.

Pour des raisons de pourrissement de la cohabitation, la droite ne sera pas reconduite en 1988. Mitterrand est réélu et Rocard succède à Chirac. Retour à la social-démocratie, qui profite surtout des mesures libérales impulsées précédemment par Jacques Chirac.
Refus de la guerre en Irak (2003)
Le 11 septembre 2001, les États-Unis sont victimes d’une attaque terroriste massive qui fait environ 3 000 morts. L’enquête pointe rapidement vers les réseaux islamistes d’Al-Qaïda et la question de la riposte se pose. Malgré un rapport de Condoleezza Rice, conseillère du Président américain pour les questions de sécurité, qui nie tout lien entre l’Irak et l’opération d’Al-Qaïda, l’administration du Président George W. Bush relance le concept de « guerre préventive » et identifie un « axe du mal » comprenant l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord. Ces pays sont accusés de fomenter le terrorisme et de détenir des armes de destruction massive.
Devant le Conseil de sécurité, les inspecteurs de l’ONU déclarent qu’ils n’ont pas trouvé trace de ces armes, mais le général Colin Powell apporte de son côté des informations (photos satellitaires, écoutes téléphoniques et même une fiole qui contiendrait de l’anthrax) propres à emporter l’adhésion des Nations unies. La France prend ses distances avec cette politique et refuse de participer à la coalition emmenée par les États-Unis à partir du 20 mars 2003 (opération « Irak Freedom »). Voir ci-dessous un extrait de l’intervention remarquée de Dominique de Villepin à l’ONU le 14 février 2003 :

Il est toujours plaisant de penser qu’un tyran est défait, et ce sera chose faite en quelques mois avec la chute du régime de Saddam Hussein et son arrestation en décembre 2003. Cette guerre apparaît pourtant comme un terrible échec, dont aussi bien Colin Powell que d’autres hauts dignitaires du renseignement américain se repentiront amèrement plus tard. « Une tache dans ma carrière », reconnaîtra Powell.

Comme le dit lui-même Jacques Chirac rétrospectivement (vidéo ci-dessous, 52″), elle a premièrement été déclarée sur la base de fausses allégations imputables à des erreurs, mais aussi à beaucoup de mensonges, et elle a secondement débouché, non pas sur la démocratisation de la région, mais sur sa déstabilisation. On en subit aujourd’hui de lourdes conséquences avec Daesh. « On n’exporte pas la démocratie dans un fourgon blindé » avait-t-il prévenu en 2003.
Passion pour le japon, arts premiers et musée du quai Branly (2006)
Il se raconte que quand Jacques Chirac a démissionné de son poste de Premier ministre de VGE en 1976, il aurait confié à ce dernier qu’il voulait quitter la vie politique, qu’il s’interrogeait sur sa vie, et qu’il envisageait même de monter une galerie d’art. Trente ans après, il est arrivé à avoir les deux, la politique et la galerie d’art !

À l’opposé de son image de Français du terroir buvant de la bière, mangeant de la tête de veau et ne trouvant rien de plus beau qu’une vache du salon de l’agriculture, Chirac cultive depuis toujours le goût des arts et professe une véritable fascination pour le Japon. Dès l’adolescence, il fréquente avec émerveillement le musée Guimet des arts asiatiques. C’est grâce à lui qu’il fera son premier voyage au Japon. Une cinquantaine suivront.

« J’ai été séduit par la virtuosité de vos potiers, par l’élégance de votre architecture, l’harmonie de vos jardins, le raffinement esthétique et la sensibilité de votre théâtre, par le rituel des lutteurs de sumo. Ainsi est née ma passion pour le Japon. » (Propos à des étudiants japonais en 1996)

Jacques Chirac est tout autant passionné de culture chinoise ou d’art africain. Contrairement à ses prédécesseurs qui se sont plutôt attachés à mettre en valeur l’art occidental dans ses traditions ou dans sa modernité (Pompidou), il imagine dès sa première élection un lieu dans lequel toutes ces cultures « lointaines » pourraient dialoguer les unes avec les autres.
Ce vœu se concrétise en 2006 avec l’inauguration du musée du quai Branly (architecte : Jean Nouvel) consacré aux arts premiers, dont les collections sont constituées d’œuvres qui s’entassaient auparavant dans les réserves du Louvre ou au musée de l’homme. Certains objets sont arrivés en France à l’époque du roi Henri III (XVIe siècle).
Musée du quai Branly Jacques Chirac
Dernièrement, le musée a été rebaptisé Musée du quai Branly Jacques Chirac. Il présente actuellement une exposition intitulée « Jacques Chirac ou le dialogue des cultures. » Dans la vidéo ci-dessous (01′ 52″), Jean-Jacques Aillagon, commissaire de l’exposition, explique combien Jacques Chirac est toujours resté très discret sur sa vaste culture et combien ce projet de musée est vraiment le fruit de sa volonté personnelle :
Conclusion
À regarder la biographie politique de Jacques Chirac, on finit par se dire qu’elle s’est développée selon trois tempos :
1. celui du mouvement et des retournements rapides pour la conquête du pouvoir,
2. celui de l’immobilité pesante instillée par le principe de précaution en toutes choses dans l’exercice du pouvoir, et
3. celui de la longue durée illustrée exclusivement par la constance de son amour pour les civilisations lointaines qui seront utilisées pour couronner sa vie politique d’une gloire culturelle ultime. 

Magnifique résultat personnel pour Chirac, piètre résultat pour la France. Et pourtant les Français s’en montrent assez satisfaits voire nostalgiques, comme l’indique une enquête d’opinion réalisée par l’IFOP les 23 et 24 septembre derniers. Il est très possible que les informations actuelles sur la santé vacillante de l’ancien Président conduisent les personnes interrogées à donner plus que d’habitude des réponses guidées par la sympathie ; toujours est-il qu’elles sont 83 % à avoir un bon souvenir des présidences Chirac (1995 – 2007) et que 48 % d’entre elles considèrent que son plus proche héritier politique est Alain Juppé.
Précisément ce Juppé à propos duquel j’ai écrit en mai 2015 un article intitulé Le cas Juppé : les promesses d’une cohabitation à lui tout seul. Par ce terme, je voulais signifier qu’Alain Juppé, qui se présentait comme « libéral, social et gaulliste » (comprendre étatiste), garantissait aux Français, avides de progrès tout en détestant le changement, de réformer sans toucher aux structures. Les reprises conjoncturelles mondiales suffiraient bien à maintenir la France au pair avec ses voisins.

C’était aussi l’idée de Hollande et c’est en fait l’idée de tous nos hommes politiques, chacun plaçant le curseur selon son positionnement à gauche, à droite ou aux extrêmes : on ne touche pas à l’État-providence, éventuellement on le renforce, on améliore parfois à la marge l’environnement entrepreneurial, et on attend la bienheureuse croissance qui nous viendra de l’extérieur. Excellente façon de se prévaloir à terme de résultats auxquels on n’a aucune part sans fâcher personne. Sauf que ça ne fonctionne pas comme ça. Nous devrions commencer à le comprendre.

Lors de sa conquête du pouvoir, la cohabitation « effective » de Chirac avec Mitterrand a été une cohabitation de rupture. Mitterrand avait voulu essayer un programme collectiviste, Chirac a lancé un programme libéral. Merci à lui : on a vu que cela donnait des résultats appréciables, on devrait commencer à en tenir compte.

Lors de son exercice du pouvoir (à partir de décembre 1995, date de l’abandon de la réforme des retraites), on est passé à une cohabitation parfois « effective » (Jospin) et parfois « théorique » qui a été en permanence une cohabitation de consensus bâtie sur les contradictions typiques d’une majorité de Français : ils font la révolution pour abattre la monarchie absolue et se retrouvent avec Napoléon 1er, ils adorent les start-ups qui prennent des risques et réussissent mais détestent les riches et veulent un statut de fonctionnaire, ils trouvent que tout est cher à commencer par leurs impôts qui sont trop élevés, mais l’idée de les voir diminuer via un retrait de l’État de l’activité économique et de leur vie quotidienne les plonge dans des transes syndicales étranges, ils tiennent au Baccalauréat, examen grandiose de fin de scolarité, mais à condition que tout le monde ou presque l’obtienne. Etc..
La recherche du consensus n’est pas une mauvaise chose en soi, mais elle peut se faire de deux façons : soit on y arrive après un débat très ouvert sur toutes les options possibles et on choisit en connaissance de cause, soit on se sert d’un consensus hâtif fondé sur « ce qu’on a toujours fait » pour mieux escamoter la poussière sous le tapis.

Malgré les milliards d’euros d’économie agités par nos candidats à la primaire de droite, malgré le progressisme et l’humanisme dont la gauche se gargarise du matin au soir sans raison, je crains hélas qu’il ne faille pas attendre pour 2017 autre chose que le consensus cache-poussière, celui qui place « l’exception » française, la « précaution » et les intérêts de court terme éternellement au-dessus du courage, de la curiosité et de l’audace, selon les codes éprouvés de l’héritage chiraquien.


Par Nathalie MP.

Source contrepoints.org

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