jeudi 7 avril 2016

Billets-Denis Robert, le journaliste qui a fait plier la banque


Denis Robert, le journaliste qui a fait plier la banque

La ténacité a payé. Après dix ans de combat, Denis Robert l'a emporté, seul contre tous, face à la société Clearstream. Le voilà blanchi.
Rencontre avec un journaliste qui préfère désormais l'art aux affaires.

Dix ans d'enfer. L'homme - baskets, jean, cheveux en pétard - qui nous rejoint à la gare de Metz a subi une soixantaine de procès et plusieurs centaines de visites d'huissiers. Parce qu'il a écrit - et s'y est tenu mordicus - que Clearstream, société bancaire luxembourgeoise, était un outil de dissimulation : des sociétés internationales profitaient de cette « banque des banquiers » par où transitent des flux financiers du monde entier pour effacer certaines de leurs transactions sensibles.
Il a connu le lynchage d'une presse qui l'accusait d'imposture, le lâchage d'amis qui le suppliaient d'abandonner son combat monomaniaque, le soutien indéfectible d'une poignée d'autres. Il a aussi bien failli perdre la lumineuse maison d'architecte dans laquelle il nous reçoit tout un après-midi, avec enfants, femme, hamster et petite chienne en boule sur le canapé. Et puis il est revenu à la vie, il y a trois mois, lorsque la Cour de cassation lui a donné raison. Désormais, Denis Robert, sulfureuse icône des écoles de journalisme, peut publier de nouveau ses livres sur l'affaire Clearstream, rééditer ses documentaires, et nous livrer, librement et subjectivement, sa vision de l'histoire. Rencontre.

Dix ans de combat judiciaire
« Comme un énorme poids sur les épaules qu'on m'ôterait d'un coup. » C'est l'effet provoqué par le coup de fil de son avocate le 3 février 2011. La Cour de cassation vient d'annuler trois condamnations pour diffamation et reconnaît « l'intérêt général du sujet » et le « sérieux de l'enquête ». Après dix ans de guérilla judiciaire menée par Clearstream, Denis Ro­bert gagne, sur toute la ligne. « Tu sais, c'est ferme et définitif », insiste maî­tre Litzler. Et aussi historique : ou­tre qu'elle accrédite son enquête - inédite - sur les dérives du système financier international, cette décision marque une sacrée victoire pour le journalisme : l'épopée victorieuse d'un investigateur isolé contre la guérilla judiciaire d'une multinationale aux moyens illimités.

Le soir même, Denis Robert prend « une grosse cuite avec cinq ou six potes. Il était temps que je gagne. J'ai eu les moyens de tenir parce que j'avais vendu des livres. Et grâce aussi à mon comité de soutien - artistes, journalis­tes, dessinateurs, viticulteurs... Mais là, j'en étais à envisager de vendre ma maison. » Les procédures lui auraient coûté 150 000 € – 120 000 assumés par son comité de soutien, 30 000 par lui –, mais « ça n'inclut pas le temps perdu à ne pas faire autre chose, un vrai mi-temps ! ». Son éditeur, Les Arènes, en serait de 75 000 euros. Et Canal+, qui a diffusé son documentaire Les Dissimulateurs, de 10 000 euros. Plus d'une fois, ses proches lui ont conseillé de renoncer. Il y a pensé, mais a refusé les transactions proposées, qui l'auraient obligé à se déjuger. Sa ténacité obsessionnelle lui a été reprochée. « Clearstream m'a bouffé la tête, c'est vrai. Mais je ne l'ai pas voulu, c'est l'inverse : ce sont eux qui ne m'ont pas lâché ! »

Face aux médias
En 2001, quand sort son livre Révélation$, Denis Robert n'est pas un bleu de l'investigation : du temps où il s'occupait des affaires politico-financières à Libération, il a sorti des scoops, notamment sur les irradiés de Metz, le compte suisse du Parti républicain, la villa de Gérard Longuet... En 1996, il a lancé l'Appel de Genève avec sept grands magistrats anti-corruption qui demandent la création d'un espace judiciaire européen pour lutter contre le crime financier. Il a écrit à l'époque un essai remarqué : Pendant les « affaires », les affaires continuent...

Quand il commence à enquêter sur Clearstream, Denis Robert a donc une expérience, et un nom. Mais c'est un homme seul, un franc-tireur de l'investigation, qui n'appartient plus à aucune rédaction. Par choix : « J'ai payé cher cette indépendance, dit-il aujourd'hui, le système de dénigrement m'a marginalisé. » Révélation$, de fait, comporte quelques erreurs. Elles ne lui sont pas pardonnées : « Le Monde, avec Edwy Plenel, a immédiatement mis en doute mon enquête, et donné le ton. Ensuite, l'avocat de Clearstream, Richard Malka, m'a fait passer pour un "falsificateur" et un "conspirationniste". S'est créée alors une espèce d'unanimité pour dire que je n'étais pas clair. Il n'y avait qu'à entendre des gens comme Alexandre Adler, BHL ou Alain Minc. Ces erreurs, je ne les reconnais pas. Une seule a posé problème. Celle du sigle DGSE que j'ai attribué aux services secrets français, sans que ceux-ci démentent. La Banque de France a fait savoir que ce compte DGSE ouvert à Clearstream était en réalité un compte de la Banque de France lui servant pour intervenir anonymement sur les marchés financiers. Ce qui, si ça s'avérait exact, serait très grave. Dix ans qu'on me bassine avec des erreurs qui n'existent pas. J'aimerais ici le dire une fois pour toutes. »

Dans les médias, il y a ceux, minoritaires, « plutôt la base », qui le soutiennent. Les plus nombreux, qui se taisent prudemment. Ceux qui le lâchent progressivement, par peur des procès (« dès qu'un journal parlait de moi, il s'en prenait un »). Et ceux qui l'attaquent. C'est à ces derniers qu'il en veut. A « ce petit milieu des roite­lets de l'investigation » qui ne lui a pas fait de cadeau : « Ils se connaissent et se jalousent tous, ils jouent le jeu des juges et des politiques, de leurs ré­dactions et de leurs directions. Moi, j'ai quitté Libé pour ne plus être tout ça. Je suis leur mauvaise conscience, je les renvoie à leur incapacité à résister. » Dix ans de lessiveuse médiati­que lui ont forgé, dit-il, quelques con­vic­tions sur « les donneurs de leçons engoncés dans leur pouvoir... ce journalisme-là est mal barré ». Lui applaudit WikiLeaks (« la meilleure nouvelle qui nous soit arrivée depuis longtemps ! ») et rêve de créer, un jour, son propre site d'information.
  
L'art, moyen de survie
En attendant, il crée. « L'art, c'est ce qui m'a sauvé. » Fan de Dennis Hopper et de Truman Capote, le journaliste a toujours écrit des romans - on lui a d'ailleurs reproché le mélange des genres. Son plus gros succès est érotique : Le Bonheur, « un livre de cul traduit dans dix-sept langues, sourit-il. Des avocats ont même essayé de me faire passer pour un dangereux pornographe ! ». Avec Clearstream, « je n'étais plus journaliste, on a voulu faire de moi un personnage de fiction. Mon histoire est devenue tellement exemplaire qu'elle devenait une œuvre d'art ». Il coréalise des spectacles, coécrit une - excellente - bande dessinée de sa vie. Se met même à la peinture. Des toiles vaguement inspirées de Jean-Michel Basquiat et éminemment cathartiques, avec des listings de Clearstream entrecoupés de phra­ses manuscrites du type « Je suis le cauchemar des banquiers », « Je ne dirai jamais de mal de Clearstream », ou encore cette « punition à répéter sans foi : je n'écrirai plus que je fais des livres pour changer le monde ». Sur une autre toile, des centaines de noms, dont certains barrés rageusement : Edwy Plenel, Elisabeth Lévy, Philippe Val... ses « ennemis ». On repère aussi un superhéros masqué, doté d'un énorme appendice : « C'est Little Batrobert, explique presque sérieusement Denis Robert, un personnage couillu ».

Les toiles que le peintre fait défiler sur son Mac sont accrochées dans une galerie parisienne (1) . Car l'artiste expose. La première fois, en 2007, la galerie s'appelait La Bank, et l'expo « Recel de vol ». « J'ai fait dix toiles avec le peintre Philippe Pasquet : elles sont tou­tes parties, à environ 1 800 €. J'étais inquiet de savoir l'accueil du public et et je craignais des achats liés à mon nom ou à Clearstream. Mon premier acheteur était un collectionneur américain qui ne lisait pas le français. Cet achat m'a vachement déniaisé sur l'art. J'ai aussi improvisé une installation : j'ai vidé mes poches, mis ma carte de presse, des listings, Le Voyage au bout de la nuit, de Céline, des stylos défoncés. J'ai appelé ça le Big vide-poches du grand manteau. Et un collectionneur l'a acheté 10 000 € ! » Prochai­ne étape ? « Vendre une toile à un banquier luxembourgeois. Je voudrais faire une expo au Luxembourg. » On rit. Lui, pas : « C'est tout sauf une posture ! L'art m'a aidé à penser différemment. Il permet une émotion, une immédiateté qui touche les gens, plus que l'écriture journalistique ». Denis Robert a vendu une cinquantaine de toiles en trois ans. Pas assez pour compenser sa chute de revenus, dit-il : « Je n'ai pas payé d'impôts l'an passé, et très peu les deux années précédentes ». On ne sait pas si l'arrêt de la Cour de cassation fera monter le prix des prochaines œuvres.

Procès et préjudices
Denis Robert n'en a pas fini avec les prétoires. Le 2 mai commence le très attendu procès en appel de l'affaire Clearstream 2. « Car il y a deux affai­res Clearstream, et tout le monde les confond » : la sienne, l'enquête qui met en accusation la finance, et l'autre, celle des faux listings envoyés par un pseudo-corbeau, avec son ballet de barbouzes « Pieds Nickelés » et de stars de la politique, de Dominique de Villepin à Nicolas Sarkozy. Soupçonné un temps d'être lui-même le corbeau et d'avoir trafiqué les listings, Denis Robert a été définitivement relaxé. Il sera juste entendu comme témoin. Un autre rendez-vous l'attend, en septembre, autrement plus important : son action en réparation de préjudices contre Clearstream. « Je n'en ai pas envie, mais je vais devoir parler de ma vie privée, la maladie de ma femme, celle de ma fille... Et mes curieux problè­mes de hanche, guéris depuis. Le chirurgien m'a dit : "Vous avez porté trop de choses, le corps a lâché." Je vais leur demander un paquet. »

Tout ça pour ça...
En nous ramenant à la gare de Metz, dans sa vieille Jaguar verte, Denis Robert s'interroge, de sa petite voix tranquille : « A quoi ça sert de faire des livres ? Même si les accusations sont fondées, ont-elles des conséquen­ces ? Je n'ai jamais eu l'ambition de révolutionner la finance, ou de fermer Clearstream. J'ai simplement voulu expliquer un système et le faire par­tager au plus grand nombre. Mais la vérité prend du temps. D'accord, j'ai fait virer le staff d'une multinationale et fait connaître aux gens ce qu'est une chambre de compensation [organisme intermédiaire]. Mais personne n'est allé voir ce que fait Clearstream aujourd'hui. Elle a été rachetée par des Allemands, mais le siège est toujours au Luxembourg, paradis bancaire et judiciaire. »


Denis Robert ne manque pas de projets, aucun ne concerne Clearstream : « Si personne ne prend le relais, tant pis. On se souviendra de moi pour mes romans et mes peintures ». Allez, pas seulement. Entre-temps, le maelström bancaire international est passé par là : Kerviel, la crise des subprimes, Madoff and Co, ont ouvert les yeux de l'opinion publique sur les dérives de la finance mondiale. Le combat de Denis Robert connaît un nouvel écho. Il dit qu'il est « devenu une espèce d'icône » dans les écoles de journalisme, ne peut s'empêcher de bougonner « ça me fait chier », mais précise - et là, ses yeux brillent - que l'arrêt de la Cour de cassation est d'ores et déjà utilisé pour défendre des journalistes, sous le nom de jurisprudence Robert.

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