dimanche 23 février 2020

Billets-France un trop-plein de colère


France...  un trop-plein de colère

La France se fâche contre l'Europe parce que l'Europe empêche la France de rêver, analyse cet éditorialiste américain. La chute du mur de Berlin a marqué l'avènement d'un monde qu'elle ne comprend plus. Et que ses hommes politiques ne savent pas expliquer aux Français.

Nulle part ailleurs qu'en France la crise de la modernité n'est ressentie aussi fortement. Là où depuis un quart de siècle la mondialisation fait régner un climat de morosité et de méfiance sans précédent. Incommodé par le capitalisme, peu réceptif à l'idée de flexibilité, pas du tout convaincu par le modèle anglo-saxon, le pays s'est retranché dans sa rancœur. Pour lui, l'immigration et l'ouverture représentent davantage une menace qu'une opportunité.

Même sa célèbre cuisine semble un peu figée, trop imposante pour l'époque, incapable de s'adapter, dépourvue de l'inventivité espagnole, enfermée dans le passé. Ses vins, de loin les meilleurs du monde, ne savent pas raconter une histoire, cet élément essentiel du marketing moderne. Ses grandes entreprises sont balayées par les incessants mouvements de revendications des fonctionnaires. Son président, jadis l'incarnation quasi royale de la gloire française, est devenu un personnage ordinaire, à la limite de l'insignifiance.

Rien ne va plus, comme disent les Français. Traduite en anglais, cette phrase est moins forte car elle n'exprime pas l'esprit râleur typiquement français qui dénote un étrange sentiment de défaite. Bien sûr, ce n'est pas vrai. Beaucoup de choses vont très bien en France. Mais le pays est d'humeur bilieuse : pour lui, le verre est toujours à moitié vide. Et sa bile doit trouver une expression politique. C'est aujourd'hui chose faite, avec la victoire aux élections européennes du Front national, ce parti d'extrême droite anti-immigration dont la présidente, Marine Le Pen, vise désormais l'Elysée.

  • Mouvement politique anti-ennui
Il ne faut pas se leurrer, Marine Le Pen pourrait devenir présidente. Le Front national a déjà obtenu de bons scores, en particulier en 2002, quand Jean-Marie Le Pen, son père, a atteint le deuxième tour de la présidentielle. Mais au cours de la décennie qui a suivi, la crise s'est aggravée, aussi bien en France que dans le reste de l'Europe. L'Hexagone a aujourd'hui une croissance quasiment nulle et un taux de chômage de plus en plus élevé. En remportant 25 % des suffrages au Parlement européen, le Front national a écrasé à la fois le Parti socialiste (14 %) et son principal rival de droite, l'UMP (20,8 %).

En commentant les résultats, le Premier ministre Manuel Valls a parlé d'un "séisme". Et il n'a pas tort. De bipartite, le système politique français est devenu tripartite. Marine Le Pen, plus subtile, plus intelligente et plus ambitieuse que son père, pourrait être élue. Elle est convaincante.
La colère qui a permis cette montée du Front national s'est également manifestée dans d'autres pays d'Europe (aucun scrutin n'est aussi apte à servir de soupape que les élections européennes, car le pouvoir réel du Parlement européen est limité). En Grande-Bretagne, en Autriche et au Danemark, plus de 15 % des suffrages ont été remportés par un mouvement politique similaire : anti-immigration, anti-Europe, anti-establishment et anti-ennui. Mais c'est en France, pays qui constitue avec l'Allemagne le cœur de l'Union européenne, qu'une crise européenne, économique et morale s'est manifestée sous sa forme la plus aiguë.

La crise en France va bien au-delà de ses défis économiques immédiats. Pour un pays vaincu dans la Seconde Guerre mondiale, mais autorisé, à travers de Gaulle, à revendiquer une sorte de victoire dans le sillage des Alliés, l'Union européenne fut le moyen de surmonter une étrange humiliation. (Elle a également été une planche de salut pour l'Allemagne, mais c'est une autre histoire.) L'Europe était une idée audacieuse, un contrepoids aux Etats-Unis, une tribune pour une nouvelle forme d'ambition nationale, essentiellement française à l'origine. Grâce à l'Europe, la France, puissance moyenne très diminuée, pouvait encore rêver. Elle pouvait s'exprimer. Elle pouvait même changer le monde.

  • Les tours cruels de l'Histoire
Puis vint la grande surprise de la chute du mur de Berlin et de la fin de la guerre froide. La France préférait deux Allemagne ; elle s'est soudain trouvée face à une seule. Elle voulait approfondir l'Europe ; elle a dû soudain l'élargir. Elle voulait être sûre de l'allégeance de l'Allemagne à l'Europe, ce dont une monnaie unique semblait être le meilleur garant ; elle a soudain été liée à l'euro alors que l'élan pour l'intégration politique européenne se volatilisait. Elle voulait faire contrepoids à Washington et cette ambition est soudain devenue ridicule. Elle voulait au moins offrir un contre-modèle à l'ultracapitalisme, et son système économique, malgré toutes ses qualités, a montré – de façon moins soudaine – des signes de fatigue, comme ces villages français vidés de leur jeunesse et de leur vitalité.

L'Histoire peut jouer des tours cruels. Ce dernier quart de siècle, elle en a joué plusieurs à la France. Bien sûr, Marine Le Pen ne peut pas revenir en arrière. Mais cela n'empêchera pas les mécontents de rêver. Peut-être la France gagnera-t-elle la Coupe du monde de football, auquel cas tout ira bien pendant un moment. Mais il est probable, hélas, que cette victoire ne soit aussi qu'un rêve.

 Dessin de Barrigue
Source Courrier International
Date de la publication Mai 2014

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