lundi 6 janvier 2014

Billets-Le désespoir d’une révolution


Le désespoir d’une révolution

Après deux ans et demi de conflit, les Syriens craignent autant le régime que les groupes islamistes et ne pensent qu’à leur survie.
J’ai rencontré Abdelaziz en avril 2011. Il avait fait le voyage de Homs à Wadi Khaled, dans le nord du Liban, pour faire passer un message au monde.

Les réfugiés, pour l’essentiel des femmes et des enfants de Tall Kalakh [ville syrienne frontalière du Liban], sont arrivés les premiers. Ils ont marché, en pleine nuit, en pyjama et pantoufles. Les hommes étaient restés pour manifester contre le régime. A l’époque, les Syriens n’avaient pas encore pris les armes, ce qui n’empêchait pas le gouvernement de Damas de les qualifier de “terroristes”. Ils réclamaient des réformes ; leur unique but était de mettre fin à l’Etat policier. Il a fallu que les forces de sécurité commencent à massacrer et à torturer des manifestants non armés pour que le peuple se mette à scander : “A bas Bachar El-Assad !”

Abdelaziz n’était pas en survêtement et baskets comme les autres hommes venus trouver asile à Wadi Khaled, mais portait un costume et de belles chaussures. Il voulait une Syrie libre qui ressemblerait à la Turquie : un Etat sunnite laïque, dans lequel la majorité sunnite gouvernerait. Il ne tenait pas compte des problèmes propres à la Turquie, comme la question kurde ou la montée de l’islamisme. Il n’avait pas une connaissance approfondie de la gestion des affaires publiques, mais le message qu’il portait était clair : la révolution syrienne n’était pas une révolution islamique, mais une révolution laïque.

La semaine dernière, tandis que je me trouvais à Bucarest, j’ai rencontré un groupe de Syriens qui envoient de l’aide aux réfugiés qui sont en Turquie ainsi qu’à des gens en Syrie. Bien sûr, ils en ont payé le prix : l’ambassade de Syrie a refusé de renouveler leur passeport et ils ont été victimes de pressions sous diverses formes. Ils étaient désenchantés. L’un d’eux s’était rendu à Raqqa [ville syrienne aux mains des rebelles] et venait de rentrer. La première chose qu’il déclara fut : “J’avais peur de l’Isis [groupe islamiste affilié à Al-Qaida]. Les gens ont autant peur de l’Isis que d’Assad.” Le peuple syrien ne veut pas être dirigé par les radicaux et les extrémistes. Mais l’opposition libérale qui était à l’origine de la fronde contre Assad n’avait pas de programme digne de ce nom pour gouverner la Syrie, ni de véritable chef de file. “Ils ont libéré Raqqa. C’est bien. Mais ils n’avaient personne pour la gouverner. Ils n’étaient pas organisés. Et puis les djihadistes sont arrivés. Ils savaient ce qu’ils voulaient et n’ont rencontré aucune résistance”, observe-t-il.

Seigneurs de guerre. Etre rebelle en Syrie est devenu une question d’argent. L’argent, ce sont les factions islamistes et djihadistes qui le reçoivent. Les djihadistes sont aujourd’hui trop puissants pour que les factions de l’opposition libérale soient en mesure de s’y opposer. L’Armée syrienne libre [l’armée des rebelles non islamistes] a quasiment été réduite à néant et semble être la principale cible des factions djihadistes.

Le peuple syrien n’a pas voix au chapitre. Ce sont les hommes en armes qui dictent la loi. S’ils décrètent que la charia est la loi, les civils – qui sont tous au bord de l’épuisement et de la famine – n’ont d’autre choix que d’obéir.

Après deux ans et demi de conflit, la Syrie voit l’émergence de ses propres seigneurs de guerre. Des gens qui se battirent au départ pour la liberté mais qui ont appris à retourner leur veste. L’idéologie ne joue ici aucun rôle. Pas plus que la raison. L’idéal de liberté ne veut plus rien dire. La seule option est la survie.

Dessin d’Arend, Pays-Bas.
           Source Courrier International (Ana Maria Luca)


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