dimanche 12 mai 2019

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La langue du Vatican

"Ne balconez plus !" - et autres néologismes du pape François
Soucieux d'utiliser une langue simple et directe, le pape François recourt souvent à des termes du lunfardo, voire à des néologismes de son cru. Des expressions que L'Osservatore Romano, le journal du Vatican, tente d'expliquer.

"Comment aurais-je pu imaginer, il y a cinquante ans, que le plus rebelle de mes élèves écrirait dans L'Osservatore Romano [le journal du Vatican] ? Si je l'avais su, je ne t'aurais peut-être pas envoyé passer ton examen..." a lancé Jorge Bergoglio [le pape] à Jorge Milia, de Santa Fe. "Et moi, comment aurais-je pu imaginer, il y a cinquante ans, que j'allais être reçu par un pape 'néologiste', qui réinvente le latin, l'espagnol, l'italien ?" a rétorqué à François son ancien élève.

Ce dialogue a eu lieu pendant une rencontre entre les deux amis au Vatican, il y a un peu plus de deux mois. Là, le pape François a fait l'éloge des commentaires de Milia, publiés par L'Osservatore Romano, sur ses argentinismes et néologismes. Dès qu'il a embrassé le pontificat, François a surpris par ses gestes, mais aussi par son langage. Non seulement il invitait les évêques et les prêtres à "être des pasteurs qui sentent la brebis", mais encore il s'est mis à utiliser des termes presque argotiques, des mots du lunfardo [argot de Buenos Aires et langue du tango] ainsi que des néologismes qu'il créait pour mettre l'accent sur telle ou telle notion.

Quand François a parlé de primerear [voir les définitions ci-dessous], beaucoup se sont demandé ce qu'il voulait dire, surtout au Vatican. Milia a alors écrit le premier de ses articles pour le blog Terre d'America, dirigé par Alver Metalli. "Tout cela a eu une si grande répercussion qu'on m'a demandé de continuer à écrire sur ce qu'on a fini par appeler les bergoglismes, et ensuite L'Osservatore a commencé à publier ces articles", raconte Milia.

  • "Défendre les mioches"
A la liste de termes qu'il commente – "balconer", "pêcher une idée", "tourner à vide", "miséricordier", "faire du bordel" –, on pourrait en ajouter beaucoup d'autres comme "faire une tête de vinaigre", "sortir de la grotte" ou "se méfier des margoulins". 

Considérées comme autant de bergoglismes, les expressions du pape donnent du fil à retordre aux traducteurs et étonnent tout le monde, sauf ceux qui le connaissaient.
Plus d'une fois, Jorge Bergoglio s'est excusé d'avoir employé un mot vulgaire ou populaire. Ainsi, dans l'homélie de la messe pour l'éducation qu'il a prononcée en avril 2009 et où il s'est indigné que la drogue soit vendue aux portes des lycées, il a dit : "Nous devons défendre les mioches, passez-moi l'expression, et parfois ce monde de ténèbres nous fait oublier cet instinct de défense des mioches."

C'est pourquoi le père Javier Klajner, responsable de la pastorale de la jeunesse de l'archevêché de la ville de Buenos Aires, affirme : "Une bonne partie de ce que dit le pape, ses expressions, sa façon d'être, nous les vivions comme une réalité." Et il rappelle que l'ancien archevêque de Buenos Aires décrivait la Vierge comme une femme des rues. "Vous devez être comme elle, une femme des rues, et être dans la rue", disait-il aux prêtres.

"Les bergoglismes sont l'expression d'une catéchèse cent pour cent argentine que le pape exporte, qu'il diffuse dans le monde, non pour affirmer une identité régionale, mais par ferveur missionnaire", analyse Virginia Bonard, auteure de Nuestra fe es revolucionaria [Notre foi est révolutionnaire], un recueil d'homélies et de messages de Jorge Bergoglio, du temps où il était archevêque de Buenos Aires. Mme Bonard ajoute : "Le pape dit qu'il préfère une Eglise accidentée [parce qu'elle prend des risques] à une Eglise malade. Lui aussi, il est évident qu'il préfère utiliser les mots et faire des gestes en prenant des risques plutôt que de garder quelque chose pour lui."

  • Quelques définitions
"Le Seigneur nous première, il nous attend. Tu pèches et il t'attend pour te pardonner".

D'après Bergoglio, ce terme (primerear) provient du langage footballistique de Buenos Aires. Il exprime le fait de prendre l'initiative, d'arriver le premier.
"Ne balconez pas la vie, entrez en elle, comme l'a fait Jésus."

Dans l'un de ses articles, Milia explique qu'en lunfardo "balconer" (balconear) veut dire regarder depuis un balcon en tant que spectateur et non protagoniste, sans participer à ce qui se passe.

"(...) pour que vous pêchiez ce que pensent les évêques".

Utiliser le verbe pêcher (pescar) comme synonyme de comprendre est propre au lunfardo. Le pape a utilisé ce terme lors de son entretien avec la présidente Cristina Kirchner.

"Cette civilisation mondiale tourne à vide (pasarse de rosca) !"

L'expression trouve sa définition dans l'univers de la mécanique, tourner comme une vis ou un écrou qui "foire", qui ne mord plus. "Peu importe que l'expression serve à parler de drogues ou d'alcool, des toxicomanies qui ne sont pas très différentes de l'abus de pouvoir ou d'argent, dit Milia. Le résultat est le même : on ne voit plus la réalité, on n'y mord plus."

"Laisse-toi miséricordier" (dejate misericordiar).

Le pape s'est permis d'inventer ce verbe après avoir constaté la difficulté qu'il y avait à traduire sa devise : "Miserando atque eligendo". Cette devise se réfère au choix qu'a fait Jésus de Mathieu, un collecteur d'impôts. On peut la traduire par : "Il l'a regardé avec miséricorde et il l'a choisi" ou : "L'aimant, il l'a choisi". Interrogé sur ce point par Milia, François explique : "Le gérondif latin miserando est intraduisible en italien et en espagnol. J'ai donc eu l'idée de le traduire par un autre gérondif qui n'existe pas : misericordiando." Mgr Víctor Manuel Fernández, commentant l'invitation de Bergoglio à se laisser "miséricordier", dit : "Il invite les gens qui portent de nombreuses fautes et scrupules à se laisser pardonner et envelopper par la tendresse de Dieu le père."

 Dessin d'Alex
Source Courrier International

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