dimanche 14 février 2016

Billets-Thomas Piketty… Combattre les inégalités


Thomas Piketty… Combattre les inégalités

Depuis trente ans, les inégalités explosent. Comme au XIXe siècle, mieux vaut hériter que travailler. La solution de Thomas Piketty : taxer le capital.
C'est l'essai de la rentrée. Le Capital au XXIe siècle, de Thomas Piketty, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, n'est pas seulement le grand œuvre d'un jeune chercheur (41 ans) : cette somme bouleverse la réflexion sur les inégalités. Piketty décrit, dans une langue accessible, les lois mécaniques et les causes conjoncturelles de la répartition inégale des richesses entre personnes, sur trois siècles et à l'échelle mondiale ! Oui, les inégalités recommencent à se creuser, conclut le chercheur. Pourtant, les politiques disposent de leviers pour réduire la tension, éviter l'explosion qui gronde. Explications.

  • Vous citez dans votre livre le discours de Vautrin à Rastignac dans Le Père Goriot, de Balzac. Vautrin étale devant le jeune homme le cynisme d'une société corrompue par l'argent. Que nous dit ce discours sur les inégalités au début du XIXe siècle ?
La violence de son diagnostic sur la structure des revenus et des richesses me fascine : au début du XIXe siècle, la seule façon d'atteindre la véritable aisance, c'est de mettre la main sur un patrimoine. Le travail, les études et le mérite ne ­mènent à rien. Avec une puissance évocatrice inouïe, Balzac passe en revue les fortunes potentielles de Rastignac. Peu importe que ce dernier devienne procureur du roi à 30 ans ou avocat de renom à 50 : les revenus de son travail seront de toutes les façons insignifiants, comparés au niveau de vie que lui assurerait un mariage avec Mlle Victorine. Pour emporter le magot, il faudrait d'abord assassiner le frère légitime de celle-ci, c'est vrai ! Mais Vautrin est disposé à l'aider...

  • Le monde a-t-il changé ?
On ne conseillerait pas aujourd'hui à un jeune Rastignac de tout miser sur le mariage, n'est-ce pas ? La société semble plus méritocratique qu'au XIXe... Mais jusqu'à quel point ? C'est une des questions auxquelles j'essaie de répondre. Aujourd'hui, avec un capital de 10 millions d'euros et un rendement de 5 % (c'est-à-dire 500 000 euros de rente par an), vous êtes tranquille. La fortune du père Goriot, transposée de nos jours, c'est 30 millions d'euros ! Pareils héritages existent, mais ils sont moins nombreux qu'au XIXe siècle. En revanche, on trouve plus de « moyens rentiers » : 10 % des Français héritent de plus ou moins 1 million. Une forme d'inégalité apparemment moins violente qu'au temps de Balzac, mais tout de même brutale. Ces 10 % de la population reçoivent en effet davantage, en héritage, que ce que 50 % des Français, payés au smic, gagneront tout au long d'une vie de labeur, à savoir 700 000 euros.

  • Entre Balzac et nous, que s'est-il passé ?
D'abord, une grande partie du patrimoine privé a été détruite par les guerres, 1914-1918 et 1939-1945, et par la crise de 1929. C'est ce que j'appelle le « suicide » des sociétés patrimoniales. Ces chocs ont mis très longtemps à se résorber. En comparaison, les conflits du xixe siècle, et même la Révolution française, n'ont eu qu'un impact économique léger. Ainsi, entre le xviiie siècle et la Belle Epoque, la valeur totale des capitaux privés en France équivaut, bon an mal an, à six ou sept fois le revenu national, c'est-à-dire la richesse produite en une année par l'ensemble du pays. En 1950, le total des capitaux privés est tombé à deux ou trois années de revenu national ! Il a donc été divisé par deux ou trois. Mais les destructions matérielles ne représentent qu'un quart de cette fonte du capital. Entre 1914 et 1945, les rentiers n'ont pas réduit suffisamment vite leur train de vie et, dans le même temps, ont très peu épargné. Or, il faut du temps pour accumuler un capital. Après guerre, il n'y a donc plus grand-chose à hériter.

  • On passe alors d'une « société de rentiers » à une « société de cadres »...
Appliqué aux années 1950 à 1980, le discours de Vautrin est en effet inopérant. Pour la première fois peut-être de l'histoire, le niveau de vie des 10 % des salariés les mieux payés est plus élevé que celui des 10 % des héritiers les mieux lotis : les meilleurs salaires rapportent plus que les meilleurs rendements du capital. Attention toutefois aux illusions. Pendant ces Trente Glorieuses, on s'est raconté de belles histoires sur la domination du « capital humain » sur le « capital financier ». Dans une période marquée par de rapides progrès technologiques, rabâchait-on, le cadre méritant remplace « naturellement » l'actionnaire bedonnant, parce que la technologie a plus besoin des compétences du premier que de l'argent du second. Et la marche en avant des sciences, ajoutait-on, entraîne « naturellement » le progrès démocratique et social. L'histoire est belle, mais fausse.

  • Pourquoi ?
Parce que ce ne sont pas les cadres qui sont passés au-dessus des rentiers, mais les rentiers qui sont passés en dessous des cadres, à cause de la chute des hauts revenus du capital. Les politiques publiques menées après 1945 expliquent en grande partie ce retournement. Blocage des loyers, nationalisations, forte augmentation des impôts successoraux : l'Etat s'est employé à réduire l'emprise du capital privé sur la société. Partout en Europe, on retrouve la même défiance vis-à-vis du capital privé et des marchés boursiers – autrement dit, du capitalisme et du laisser-faire du XIXe siècle.


Thomas Piketty, 41 ans, est chercheur en économie politique et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. © Emmanuelle Marchadour

  • Depuis les années 1980, les inégalités se creusent à nouveau...
La concentration du capital semble effectivement repartie à la hausse. Mais soyons précis. D'une part, les inégalités de patrimoine restent nettement en dessous de ce qu'elles étaient il y a un siècle. D'autre part, ce creusement des inégalités est en partie mécanique : dans les sociétés qui connaissent une croissance lente – entre 1 % et 2 %, comme chez nous –, le capital accumulé dans le passé prend rapidement une importance démesurée. On peut dire que « le passé dévore l'avenir », car le patrimoine fait des petits plus vite que le travail. Celui qui n'a que son salaire pour s'enrichir se retrouve dans une situation très défavorable par rapport à celui qui hérite. Cette inégalité fondamentale, qui fut celle de toutes les sociétés du passé jusqu'à la Grande Guerre, est de retour.

  • Elles semblent loin, les Trente Glorieuses...
Elles sont finies depuis trente ans, il faudrait commencer à s'y habituer ! C'est sûr, quand votre salaire croît de 5 % par an, vous vous moquez de l'héritage de vos grands-parents, car sa valeur sera faible par rapport à ce que vous pouvez accumuler en travaillant. La croissance contient donc en elle-même un mécanisme égalisateur. Malheureusement, il n'existe aucun exemple, dans l'histoire, d'une croissance économique à 5 % pendant une très longue période. Les Trente Glorieuses furent une exception ; la normalité, c'est 1 % de croissance !

  • Deux chiffres disent bien l'inégalité en France : 10 % des Français détiennent entre 60 % et 65 % du patrimoine hexagonal. Et 50 % ne possèdent strictement aucun capital...
Effectivement. Cela ne concerne pas que les Français, d'ailleurs. Aucun pays, même la Suède, dont on loue souvent les principes égalitaires, n'a réussi à faire en sorte que la moitié la plus pauvre de sa population parvienne à se constituer un patrimoine, aussi modeste soit-il. Que l'on parle de la France d'aujourd'hui ou d'il y a deux siècles, le diagnostic est le même : 50 % des citoyens ne possèdent même pas 5 % du capital privé national. Aux Etats-Unis, c'est... 2 % ! Ce qui a changé au XXe siècle, c'est qu'entre les 10 % les plus riches et ces 50 % sans patrimoine, les 40 % du milieu possèdent quelque chose. Du temps de Balzac, ils gonflaient les rangs des plus pauvres.

  • Les revenus du travail ne compensent pas ce décrochage ?
Non, car on observe un nouveau phénomène : le décollage des plus hautes rémunérations – les cadres dirigeants et supérieurs des grosses entreprises –, alors que le salaire des cadres moyens, lui, stagne depuis trente ans. Savez-vous qu'entre 1980 et 2013 les deux tiers de la croissance américaine en matière de revenus et de salaires ont été happés par les fameux « 1 % » les plus riches de la population dénoncés par Occupy Wall Street ? Ajoutez à cela la hausse vertigineuse des droits d'inscription dans les universités les plus cotées – aux Etats-Unis, bien sûr, mais aussi en France, comme on le voit avec Sciences-Po –, et vous construisez une société dans laquelle les inégalités se reproduisent d'une génération sur l'autre. A Harvard, le revenu moyen des parents d'élèves correspond exactement à celui des 2 % des Américains les plus riches ! A Sciences-Po, c'est celui des 10 % des familles françaises les plus aisées.

  • Que nous réserve l'avenir ?
On ne peut rien prédire avec certitude. Mais si l'on prolonge la tendance actuelle, les plus hauts patrimoines devraient continuer à croître plus fortement que le patrimoine moyen, comme le montrent les classements de fortunes publiés par les magazines Forbes ou Challenges. Dans cette économie-monde, les patrimoines supérieurs à 100 millions, 500 millions ou un milliard d'euros enregistrent en effet une croissance annuelle de 6 à 8 % par an, alors que le revenu moyen mondial, lui, n'a progressé que de 1,4 % par an depuis 1987 ! En France, le nombre et la fortune des rentiers pourraient dépasser, rapportés à la population, ceux qu'on enregistrait du temps de Vautrin. Le pire des mondes conjuguerait d'ailleurs, à mes yeux, le cynisme de Vautrin et la bonne conscience des discours « hyperméritocratiques » dont on nous rebat les oreilles pour justifier les très hautes rémunérations – au détriment, bien sûr, de ceux qui ne sont ni héritiers ni supercadres, c'est-à-dire l'immense majorité de la population.

  • Un retour au XIXe siècle, en somme ?
La société patrimoniale de l'Ancien Régime ainsi que du XIXe siècle, au moins, ne prétendait pas que les gagnants étaient plus méritants que les perdants...

  • Comment réparer le système ?
En prenant conscience qu'il est malade : si vous prolongez la tendance actuelle jusqu'aux années 2040 ou 2050, les inégalités deviennent insoutenables. Même les plus fidèles défenseurs du marché devraient s'en inquiéter. Aussi concurrentiel soit-il, ce marché n'empêchera pas, dans les décennies à venir, le rendement du capital d'être supérieur au taux de croissance, et donc les inégalités de se creuser, mécaniquement. Avec le risque qu'un repli national brutal – nationalisme politique ou protectionnisme exacerbé – finisse par servir de soupape de sécurité aux tensions sociales. J'espère que nous aurons retenu les leçons du XXe siècle.

  • Que peut-on faire, concrètement ?
Permettre à ceux qui n'ont rien d'accéder à un patrimoine. Et dépasser ainsi, sous une forme pacifique, les contradictions liées à l'emprise de l'héritage et des très hauts patrimoines sur la société. Sinon cette contradiction se résoudra par la violence. Je propose une idée simple : l'instauration d'un impôt progressif sur le capital, complémentaire de l'impôt progressif sur le revenu. Il ressemblerait à l'ISF (impôt sur la fortune) : on paye par tranches en fonction de son patrimoine. Mais il serait beaucoup plus systématique et progressif. Entre 1 et 2 millions, vous payez 1 % ; entre 2 et 10 millions, vous payez 2 %... et jusqu'à 5 % ou 10 % sur les patrimoines de plusieurs milliards. Taxer le capital, donc, non pas pour se venger des plus riches, comme le craignent certains, mais pour éviter que les plus hauts patrimoines ne progressent, structurellement, trois ou quatre fois plus vite que l'économie. Et pour garder le contrôle d'une dynamique mondiale explosive.

  • A quelle échelle faudrait-il appliquer cette taxe ?
Pour être parfaitement efficace, ce principe devrait être étendu à l'ensemble de la planète. Une vision plus réaliste serait de l'appliquer au niveau régional – les Etats-Unis, l'Union européenne, la Chine, etc. –, tout en consolidant la coopération entre ces blocs. Cette dernière est d'ailleurs dans les tuyaux, avec l'échange automatique d'informations bancaires – trop lent et trop timide, sans doute, mais c'est toujours mieux que rien. Je reste optimiste : les Européens ne sont pas prêts à tout accepter. Chez eux, l'espoir de fonder la richesse sur le seul mérite reste fort. Ils se rendent compte tous les jours du décalage manifeste entre ceux qui possèdent un capital et les autres. Or, en démocratie, donner un sens aux inégalités, c'est vital : elles ne sont acceptables que si elles sont justifiées, comme il est dit d'ailleurs dans l'article 1 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » « Utilité commune » signifie, tout simplement, qu'il n'y a pas plus d'inégalités que ce qui est strictement nécessaire à l'intérêt de tous. Pour atteindre cet idéal, chacun doit se réapproprier l'économie : nous sommes tous concernés.


Illustration : Jochen Gerner
Source Olivier Pascal-Moussellard Télérama

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