lundi 23 novembre 2020

Billets-David Bowie

David Bowie : Un mutant

A l'occasion de la sortie de “The Next Day”, retour sur les métamorphoses et les audaces de Bowie, qui a toujours su bouleverser le cours et les codes du rock.


1973. Masayoshi Sukita photographie la star à New York. © Masayoshi Sukita
  
Neuf ans de réflexion. L'homme qui a su orchestrer ses multiples renaissances a géré avec brio son absence. De son vrai-faux adieu à la scène en 1973 à son éclipse subite, en juin 2004, pour raisons de santé, David Bowie a toujours su maîtriser son destin. Retiré d'une course qui a vu tant de ses contemporains frôler l'usure, la répétition, David Bowie a stoppé net la banalisation vers laquelle sa dernière trilogie d'albums l'entraînait.

Convalescent, mais surtout libre de ses mouvements, il s'est contenté d'observer les mutations artistiques et esthétiques, l'évolution économique d'une industrie qu'il a en partie anticipée (introduction de son catalogue, dont il détient tous les droits, en Bourse dès 1997). Pour constater qu'absent il demeurait très présent. Lui, dont l'art s'est abreuvé de tous les grands – reconnus ou obscurs – qui l'ont précédé, a vu son œuvre kaléidoscopique, impossible à réduire à un style puisqu'il les a presque tous abordés, imprégner les sillons et l'esprit, le style ou l'ambition des jeunes générations. Ils ont tous en eux quelque chose de David Bowie. La voix, la classe ou la présence en moins.

C'est bon de se sentir irremplaçable. Et désiré. Pas une année ne passe sans que bruissent les pires rumeurs sur les réseaux sociaux. Bowie, génie de la com, ne dit rien. Le tweet ne passera pas par lui. Il connaît la valeur de la rareté. Qui d'autre, à notoriété égale, aurait pu s'enfermer dans un studio new-yorkais pour graver un album dans le secret ? L'existence de The Next Day n'a été connue que le jour – le 8 janvier 2013, date de son 66e anniversaire – où Bowie l'a décidé. Et a créé un buzz inouï. Bowie manquait, assurément. Et, avec lui, cet espoir d'être désarçonné par un nouveau tour de passe-passe, une de ces réinventions dont il a le secret.

The Next Day ne peut égaler ses chefs-d'œuvre passés. Mais il n'a rien du disque de trop. Il témoigne de la vitalité d'un artiste toujours singulier. Un joli pied de nez, aussi. A l'heure où une exposition célébrant son œuvre va s'ouvrir à Londres, David Bowie refuse de se laisser muséifier. Il demeure vivant, imprévisible et fascinant.

Un artiste unique dans lequel on guette toujours la flamme de celui qui, pendant une décennie de folie, a su modifier à plusieurs reprises le cours et les codes du rock. Un homme de son et de vision que nous avons choisi de célébrer dans ses plus belles années. Ses débuts charmants, en quête d'identité ; sa réalisation à travers son invention de l'icône glam ultime ; et sa période de doute et d'angoisse, qui lui a inspiré ses plus grandes audaces musicales et artistiques.

David Bowie, androgyne génie
Plus fascinant que jamais, Bowie devance les modes. Le glam rock est moribond ? Il prépare déjà une nouvelle mue…


1973. Photo de Brian Duffy pour la pochette intérieure d'Aladdin Sane. © Duffy / Duffy Archive

Septembre 1971. A peine le dernier titre de Hunky Dory bouclé en studio, David Bowie est pris d'une frénésie : les chansons de son disque suivant s'imposent déjà comme des évidences, à graver dans l'urgence. Cette intuition, Bowie la doit à Mick Ron­son, guitariste et arrangeur virtuose. La complicité trouvée avec ce timide alter ego ­venu ­­du Nord a donné des ailes au second couteau pop, déterminé à ravir la couronne glam à Marc Bolan.

« Five years, that's all we've got... » Cinq ans, c'est tout ce qu'il nous reste. La voix du chanteur se brise en hurlant le ­finale de ce qui est peut-être sa plus belle chanson. La plus atypique dans sa construction, la plus caractéristique d'un répertoire qui ne procédera désormais plus par imitation. Le titre, qui ouvre The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, l'album de la consécration, publié en juin 1972, marque le basculement d'un outsider, tâtonnant et joueur, en maître absolu de sa création. Sa voix, d'abord, aux mille intonations et expressions, fragile mais d'une justesse rare, n'appartient plus qu'à lui. L'enregistrement de Five Years, comme tant d'autres à venir, se fit en une prise, Bowie, littéralement en larmes, puisant au plus profond de son être ses mots cinglants et désespérés.
Jusqu'à Ziggy, Bowie se cherchait. En créant ce personnage de star extraterrestre, héritier de Vince Taylor, Iggy Pop et autres figures cultes de la mythologie rock, Bowie trouvait enfin qui il était : la créature rock ultime, flamboyant marginal triomphant jusque dans la mise en scène de sa mort programmée (Rock'n'roll Suicide), là où ses inspirateurs restaient maudits.

L'ère est encore aux cheveux longs ? Sur les conseils de sa femme, Angie, Bowie les coupe, comme pour souligner plus encore son androgynie. Blond pour la photo de pochette, il passe au rouge, pour mieux répondre aux couleurs vives de ses délirantes tenues japonaises. Bowie déclare à la presse qu'il « [est] gay, et l'[a] toujours été ». Le timing est parfait. Quinze ans après Presley, l'Anglais incarne à nouveau le trouble sexuel, l'interdit, la liberté. Ziggy Bowie devient l'idole dotée de toutes les vertus : le style, le physique, le costume, l'attitude et, plus que tous ses contemporains, les chansons.

Car plus rien n'arrête Bowie, qui se met à écrire des classiques à la vitesse de la lumière. Pour lui et les autres. All the young dudes sauve la carrière en chute libre de Mott the Hoople. Lou Reed et Iggy Pop sont aux abois ? Bowie les produit, généreux et pas fou : il ne perd jamais le contact avec ceux qui l'ont nourri. Car, si Bowie est un vampire, il demeure un fabuleux passeur, toujours prompt à citer ses sources. De Jean Genet (The Jean Genie) à George Orwell (1984 étant à l'origine de Diamond Dogs), il ouvre son jeune public à un monde infini de culture et de sous-culture.
Cet homme étrange, irréel, au corps si fin, au visage si fascinant, barré d'un éclair multicolore, devient le sésame vers une vie autre, plus belle, plus intéressante, plus sensuelle. Son rock dur, glam, concis, s'autorise un élégant grand écart entre music-hall et jazz. Et Pin Ups, disque de reprises, rend autant hommage aux encore sous-estimés pionniers sixties (Kinks, Pretty Things, Syd Barrett...) qu'il inscrit Bowie dans leur directe lignée.

Les modes sont éphémères, Bowie les devance. Jusqu'à épuisement. Physique. Le glam rock est déjà moribond lorsqu'il boucle Diamond Dogs, en 1974. Une ultime ode rebelle (Rebel rebel) achève les années de folles extravagances. Entre décadence, déchéance et régénérescence, une nouvelle mue commence.

David Bowie: Un prince de la soul 
Bowie abandonne les masques et les soieries bariolées, il donne dans le rhythm'n'blues de mutant. Puis, il invente encore un personnage : le Thin White Duke est né.


1976. The Archer : Station to station tour, photographie de John Rowlands. © John Robert Rowlands

En 1974, il suffit de partir en Amérique pour s'évanouir dans un univers parallèle. Ordonnateur de ses savantes disparitions, David Bowie l'a parfaitement compris. Après quelques mois de silence, il reparaît de l'autre côté de l'Atlantique et le choc est considérable pour ses fans d'ici, qui reçoivent les nouvelles et les images au compte-gouttes. Ziggy a troqué les masques et les soieries bariolées pour un costume d'une pâleur d'azur et un brushing roux de jeune dandy.

Dans la mise en scène sophistiquée d'un show qui vire à la comédie musicale, ses chansons se sont métamorphosées avec lui, transportées par un rythme et des guitares funky piqués aux meneurs de revue « black » de l'époque, James Brown ou les Jackson 5. Les comptes rendus brossent le portrait en pâmoison d'une star idéalement absente, tout en pose, théâtre et distance, sans un mot pour son public, s'éclipsant sans adieu ni rappel (« David Bowie a quitté le bâtiment », dit un message laconique diffusé par la sono pour calmer les foules, comme aux temps hystériques du jeune Elvis).

Au fil de quelques maigres entretiens, on apprend, émerveillé, que Bowie considère le rock comme une pauvre valeur du passé (« une vieille dame édentée », proclamera-t-il). Il est ailleurs. Complètement « parti » dans un pays où tout lui semble étranger, y compris lui-même. Il ne quitte pas sa limousine et celle-ci le dépose souvent, la nuit, sur les avenues de Harlem, aux portes de l'Apollo Theater, où il va écouter les jeunes princes soul qui affolent l'époque.

« Tous les chanteurs anglais ont rêvé, un jour ou l'autre, d'être noirs », commente son producteur Tony Visconti. Certes, mais cette greffe est autrement stupéfiante. En ces temps de black power, de groove tout-puissant et de héros aux superpouvoirs érotiques, Bowie n'est pas un simple Londonien, chic et androgyne, qui vient se régaler des pulsions orgiaques de la musique noire. Il est plus blanc que blanc, il est diaphane, aussi translucide qu'un fantôme, dont la voix et l'élégance émaciée, entre Dietrich et Sinatra, inventent un rhythm'n'blues de mutant.

Dans les studios où s'est étoffé le légendaire son de Philadelphie, fétiche de l'Amérique noire, il enregistre le déroutant Young Americans, porté par un tube funky, Fame (ébauché avec John Lennon dans le studio de Jimi Hendrix), où il s'épanche sur les angoisses de la gloire. Il court superbement à sa perte. La cocaïne est un stimulant à double tranchant, qui menace d'avoir sa peau.

On perd régulièrement sa trace et, quand on le retrouve, il est au bord de la dépression, replié dans un studio de Hollywood où, entre tarot et magie noire, il redistribue les cartes et pose les premiers jalons d'une série de chefs-d'œuvre qui le feront dériver de Los Angeles à Berlin, toujours isolé, superbe et étranger.

En 1976, un an avant la déferlante punk, Station to station est une prodigieuse vision du futur, un hallucinant collage de sons et de sentiments qui entremêle les transes hypnotiques de la techno à venir, les harmonies et le lyrisme intemporel de la soul et du cabaret. Il invente pour cet album un personnage dont il ne se séparera plus et qu'on retrouvera dans les somptueuses brumes de pop électronique de Low ou Heroes : « the Thin White Duke throwing darts in lovers' eyes » (le mince duc blanc qui plante ses flèches dans les yeux des amoureux). Un homme venu d'ailleurs. Celui dont on attendra toujours fébrilement le retour. ­

David Bowie: Un hippie brechtien
David Jones devient David Bowie et l'acte de naissance du glam rock est signé. La mutation décisive approche : une star va éclore.


1971. Séance photo pour la pochette de Hunky Dory, par Brian Ward. © Brian Ward / Sony

Un jeune faon sanglé de tweed. Ainsi paraît David Bowie en juin 1967 sur la pochette d'un album qui porte juste ce nom. Le joli garçon déjà photogénique a 20 ans, vient de se réinventer une première fois. Jusqu'ici, il était David Jones, un frêle « mod » cherchant sa place dans des groupes éphémères de rhythm'n'blues. Sous cette nouvelle marque, celle d'un fameux couteau (le bowie knife), il peine encore à trancher dans l'air du temps.

C'est la saison des fleurs à Londres, où règne le chatoyant Sgt. Pepper's des Beatles. Les miniatures pop composées et chantées par Bowie, accompagnées par sa douze-cordes et le son d'un groupe assez spartiate, ont un curieux goût de cabaret. Quinze ans avant son hommage à Baal, il est déjà brechtien. Acteur de sa musique autant que musicien.

« Nous pensions qu'il avait un avenir dans la comédie musicale », confie un peu plus tard l'éditeur des chansons de Bowie (il a notamment les Rolling Stones à son catalogue) à Tony Visconti. Le jeune producteur américain, débarquant en plein Swingin' London, est fasciné par ce gandin bizarre et stylé, qui voue la même passion au rock'n'roll de Little Richard, au jazz de Gerry Mulligan, à l'underground pop de Frank Zappa. Viré par sa maison de disques après des débuts en sourdine, Bowie s'initie à l'art du mime chez Lindsay Kemp et monte avec sa muse Hermione, danseuse de ballet, des groupes au parfum hippie et volatil : Turquoise, Feathers…

Ce Bowie-là est un touche-à-tout sans direction précise, un paon quelque peu évanescent qui pose en robe et se pare des couleurs et coutumes du moment. Il peut mimer l'invasion du Tibet par les Chinois sur une scène, et quelques mois plus tard parader en « homme arc-en-ciel » sur une autre, pour une soirée que Tony Visconti voit comme l'acte de naissance du glam rock, où le scintillement des étoffes répond à des tempos désormais plus électriques. On est alors en février 1970.

L'année précédente est sorti un nouvel album de David Bowie, dont on a tiré son premier succès, Space Oddity. Une ode de circonstance aux premiers pas de l'homme sur la Lune. Mais aussi une chanson complexe et majestueuse, dépassant le cadre folk-rock où s'inscrivent la plupart de ses créations. Bowie dut l'imposer à son producteur, qui n'y croyait pas. S'il n'a pas encore d'identité musicale forte, il a déjà du flair. Mais peine à refaire le coup avec le disque suivant, The Man who sold the world, en dépit du potentiel du morceau-titre (auquel Kurt Cobain rendra justice bien plus tard).

Hunky Dory, à la fin d'une année 1971 qui a vu s'envoler vers la gloire son camarade et rival Marc Bolan avec T-Rex, est le chant du cygne du « premier » David Bowie.

Précédant de quelques mois sa mutation décisive… A l'image du portrait impressionniste illustrant l'album, il exhale encore une fraîcheur indécise et frémit de la grâce des commencements. Pop exubérante, berceuse au nouveau-né, grande ballade narrative et quelques exercices d'admiration qui dessinent Bowie en fan transi avant qu'il ne devienne star à son tour : dans Song for Bob Dylan, Andy Warhol ou Queen Bitch (un pastiche de Lou Reed), il joue encore à être un autre, avec une délectation palpable. Et quand il recopie (Fill your heart, du comédien-chanteur américain Biff Rose), c'est avec élégance.

Après viendra le temps du contrôle et du pouvoir, ces drogues dures auxquelles un créateur ne s'adonne jamais sans dommage. Pour l'heure, ce David de 24 ans, les yeux vairons balayés par une longue mèche, batifole encore en falzar à pinces, cultivant une vague ressemblance avec Lauren Bacall. On ne sait plus ce qui chez lui est naturel ou composé : désinvolture dandy, accent cockney... Mais l'a-t-on jamais su ?

Source Télérama

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