vendredi 12 juillet 2013

Billets-France, la fin d'un monde


France, la fin d'un monde

Les Français sont les champions de la déprime, estime cette éditorialiste américaine. Un tel état d'esprit pessimiste provient non seulement d'une actualité morose, mais aussi d'une façon bien hexagonale de voir la vie.

Voilà l'âge d'or de Versailles ressuscité le temps de la semaine de la haute couture [du 30 juin au 5 juillet] : les créateurs ont fait défiler des parures très "Qu'ils mangent de la brioche", cousues main, brodées d'or et bordées de candides fourrures – autant de froufrous qu'aucune femme ordinaire ne peut porter et que très peu peuvent s'offrir.
Le vendredi 5 juillet en soirée, Christian Lacroix rendait hommage à Elsa Schiaparelli [créatrice de mode italienne, 1890-1973], mais la haute couture elle-même se révélait incapable de dérider un Paris qui a le moral dans les chaussettes. "Liberté, égalité, morosité*", résumait Le Monde.  
La joie de vivre* a cédé la place au nombrilisme bougon. Les Français sont si absorbés par leur malaise existentiel – état d'esprit que résumait bien Camus en ces termes : "Dois-je mettre fin à mes jours ou aller boire un café ?" – qu'ils n'ont même pas l'énergie d'être malpolis. Et, maintenant qu'ils se sont mis à la cigarette électronique, leur ennui* n'a plus autant d'allure. Ce n'est pas qu'ils aient perdu la foi en leur propre supériorité, mais ils n'ont plus confiance dans le regard que porte le reste du monde sur cette supériorité. C'est tout le pays qui a une araignée au plafond*, comme dit Catherine Deneuve à propos de ses pires moments de cafard.

"La fin d'un monde"
Dans une salle d'attente remplie de coussins reproduisant des tableaux de Picasso, le Dr Gérard Armandou, cigarette à la main, explique que ses patients, toujours enclins au pessimisme, se montrent désormais plus encore en proie au malheur*, installés dans son fauteuil, à énumérer tous leurs problèmes*, parmi lesquels celui de "ne plus aller en vacances en Egypte".
"Cocteau disait que les Français sont des Italiens de mauvaise humeur, mais, aujourd'hui, la morosité est encore plus grande, constate-t-il. Nous prenons goût à la nostalgie. Et la nostalgie, qu'est-ce que c'est ? C'est quand le présent ne répond pas aux espoirs que vous nourrissiez dans le passé."
Le Dr Armandou constate des fossés qui se creusent dans la société française, entre jeunes et vieux, population de souche et immigrés, "fumeurs et non-fumeurs, homosexuels et non homosexuels". "Le conflit entre en scène, là où il n'en existait pas auparavant, regrette-t-il. Les Français pensent peut-être trop. Heureux les simples d'esprit, ils ne voient pas le problème." Car, au fond, les gens qui ont la joie de vivre* ne prêtent pas attention à tout cela.
"C'est la fin d'un monde, pas la fin du monde", dédramatise d'ailleurs le Dr Armandou avec un haussement d'épaules très français.
La France affiche des taux de consommation d'antidépresseurs et de suicide plus élevés que la plupart des autres pays d'Europe. Et, tout en s'écharpant sur la façon d'en sortir, les Français ont le sentiment d'être piégés dans le passé, pétrifiés par le chômage qui s'envole et l'espoir au ras des pâquerettes, la lourde fiscalité qui a poussé Gérard Depardieu à la fuite, les tensions avec les immigrés, les scandales politiques, la lassitude face à Hollande, la jalousie envers l'Allemagne, la stagnation économique, un système éducatif hyperélitiste, ainsi qu'une météo froide et pluvieuse qui a gâché le fameux printemps parisien.
Au lieu d'affronter les questions à l'ordre du jour (comment s'adapter à la mondialisation et à la concurrence chinoise), les Français pleurent leur grandeur perdue et leur glorieux passé, remontant au temps des colonies, des Lumières, de la Révolution, de Napoléon, et même à la belle époque jazzy des écrivains et des artistes des années 1920. Bref, les voilà coincés dans une faille spatio-temporelle aussi réelle que celle du Midnight in Paris de Woody Allen [film sorti en 2011, dans lequel le héros revivait différentes époques de l'histoire parisienne].

Déprimés et espionnés
Pour ne rien arranger, alors qu'ils se débattent avec leurs illusions perdues de grandeur, les Français se découvrent espionnés par leur gouvernement, mais aussi par celui des Etats-Unis. "L'Oncle Sam se comporte très, très mal*", grognait Le Monde dans son éditorial du 1er juillet.
"Je sais que nous pouvons être insupportables, mais pas au point que cela vous autorise à truffer nos appartements de micros", proteste Philippe Manière, directeur du cabinet de conseil en stratégie Footprint.
En 2011, une enquête menée par BVA-Gallup dans 51 pays révélait que les Français étaient plus pessimistes encore que les Afghans et les Irakiens. Comme l'expliquait le sociologue François Dubet au Monde, "si la France n'obtient pas toutes les médailles olympiques et tous les prix Nobel, les Français considèrent qu'elle est nulle".
Philippe Manière trouve les Champs-Elysées disneylandisés, "répugnants", avec leurs hordes de touristes adolescents qui se photographient devant la boutique de macarons Ladurée et prennent en photo des Français sans même un "s'il vous plaît*".
"La rencontre entre la mondialisation et la mentalité française est particulièrement douloureuse, estime-t-il. Nous avons le sentiment que tout ce à quoi nous étions habitués disparaît et que ce que l'on nous propose n'est pas aussi bien." S'ils ont renoncé au franc, les Français refusent de se défaire de quoi que ce soit d'autre sous prétexte de se fondre dans une société mondialisée sans saveur.
"Les Français sont très conceptuels, très cérébraux, poursuit-il. Manger et regarder la télé, ça ne nous suffit pas. Aux Etats-Unis, regarder la télé toute la journée, ce n'est pas trahir un idéal ; en France, si."
L'obsession des Français pour les études à l'américaine sur le bonheur en dit long sur leur désespoir. Claudia Senik, professeur à l'Ecole d'économie de Paris et à la Sorbonne, est devenue la coqueluche des médias avec ses recherches sur le malheur français. Vivre en France, pays marqué par une conception intransigeante du talent et un marché du travail verrouillé, réduit de 20 % la probabilité d'être heureux, a-t-elle conclu.
Alors que tant de visiteurs se pressent dans leur pays, des étoiles plein les yeux, les Français se disent en moyenne moins satisfaits que leurs voisins européens. Claudia Senik y voit une "dimension culturelle" liée non seulement aux conditions de vie, mais aussi à des valeurs, des croyances et des comportements qui se transmettent de génération en génération et sont exacerbés par une école violemment concurrentielle qui malmène l'estime de soi. En somme, le malheur fait partie de l'identité française. Pour preuve, insiste la chercheuse, les Français expatriés emportent avec eux leur tristesse*.
"Notre fonction du bonheur est un peu déficiente, résume-t-elle devant un expresso au Rostand, en face du jardin du Luxembourg. C'est dans l'ADN des Français."
* En français dans le texte.

Dessin de Kazanevsky, Ukraine.
Source Courrier International


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire