mercredi 10 juin 2020

Billets-Pourquoi mange-t-on les animaux ?



Pourquoi mange-t-on les animaux ?

 La question animale sera l'une des interrogations majeures de notre siècle. C'est en puisant dans les ressources profondes de l'humanisme, athée ou religieux, que nous trouverons les ressources pour en finir avec la barbarie qui fait de l'homme moderne, du grand beauf carnivore, l'exterminateur aveugle de toutes les autres créatures.

Oui, au fait, pourquoi ? Depuis un certain temps nous ne nous mangeons plus entre nous. L'anthropophagie est considérée aujourd'hui comme un crime, à l'égal de l'inceste. Quant aux animaux susceptibles de nous manger, nous ne manquons pas de les qualifier de « féroces ». Alors pourquoi trouvons-nous normal et sain de manger les autres espèces ?

Il y a à cela trois raisons :
  • D'abord, la raison du plus fort. Depuis l'invention des armes à feu, le combat entre l'homme et l'animal est devenu inégal, et la planète s'est muée en un gigantesque camp d'extermination menée au nom de l'espèce supérieure.


Du reste, à supposer que nous soyons la seule espèce consciente, on ne voit pas en quoi cela nous conférerait le droit de faire souffrir, de tuer et de manger d'autres espèces, dont nul ne doute aujourd'hui que, à défaut de raison, elles soient douées de sensibilité.

  • Parce que, dans la théologie chrétienne, l'homme est la seule espèce créée à l'image de Dieu. Jésus est mort sur la croix pour tous les hommes, pas pour les bonobos ou pour les autruches. « Dieu se soucie-t-il des bœufs ? » demande Saint Paul. Cette exception humaine faite par le christianisme a fondé des origines jusqu'à nos jours, en passant par Descartes et Kant, le refus de considérer l'animal comme une fin ; ce ne serait qu'un instrument, une « machine ».

C'est pourquoi il faut se réjouir que le nouveau pape ait pris symboliquement le nom de François, en souvenir de saint François d'Assise, la plus grande figure chrétienne favorable aux animaux.

La France, pays de chasseurs, de gastronomes et de catholiques, accuse aujourd'hui un retard considérable par rapport aux pays anglo-saxons, où l'on ne chasse plus guère que le renard, où l'on mange assez mal, et où l'on est plutôt protestant.

C'est pourquoi il faut marquer d'une pierre blanche la parution en français d'un livre de haute tenue* sur la question animale, sous la forme d'entretiens avec trois des principaux défenseurs de cette cause, Boris Cyrulnik, éthologue, Elisabeth de Fontenay, philosophe, et Peter Singer, fondateur du Mouvement de libération animale.

De l'un à l'autre, les différences sont sensibles. Singer se réclame de l'utilitarisme anglais de Jeremy Bentham (1748-1832) ; il ne considère pas en priorité la raison, mais la sensibilité, c'est-à-dire en l'occurrence la capacité de souffrir, sans distinction d'espèce. Il n'a pas de mots assez durs contre l'espécisme, c'est-à-dire la théorie de l'exception humaine, que rien à ses yeux ne justifie. Tout être sentant a droit à ce que l'on minimise sa souffrance.

Comme première étape, Singer a proposé en 1993, avec la philosophe Paola Cavalieri, le « Projet grands singes », qui étend aux chimpanzés, aux gorilles et aux orangs-outans un certain nombre de droits comme le droit à la vie, à la liberté individuelle, à l'intégrité corporelle.

Boris Cyrulnik n'est pas loin de partager ce point de vue. Le grand mérite de sa contribution est d'établir la continuité, au sein du vivant, entre l'homme et le reste des créatures. Vision optimiste qui montre les progrès faits dans l'esprit humain par la prise de conscience de cette solidarité et dans la lutte contre les préjugés.

Le point de vue d'Elisabeth de Fontenay est le plus nuancé, parfois le plus embarrassé. Tout en luttant contre la philosophie du « propre de l'homme », cette disciple de Diderot n'insiste pas moins sur la parole et le projet qui font à chaque instant de l'homme une créature au-delà de sa propre espèce. A la fois, elle maintient l'exception humaine, tout en considérant la continuité dans l'échelle du vivant et la nécessité de procéder par étapes.

Pourquoi donc poser la question animale provoque-t-il un tel malaise dans la conversation, comme s'il s'agissait d'une incongruité ? Car on ne saurait discuter des droits des animaux sans soulever la question de l'identité humaine.

Or, c'est un fait : depuis que l'homme européen ne croit plus en Dieu, il ne sait plus très bien ce que c'est que l'homme. Il ne sait plus qui il est ; et, comme le petit Blanc sudiste américain, il insiste d'autant plus sur la barrière raciale qui le sépare du Noir qu'il n'est plus tout à fait sûr d'être vraiment différent de lui. Paradoxalement, l'espécisme révèle une incertitude radicale sur l'espèce elle-même, avec l'inquiétude profonde qu'elle génère.

Or, c'est un fait : désormais la question animale est posée ; elle sera centrale dans le siècle que nous vivons. A ceux qui s'inquiètent de ce prélèvement sur la compassion envers nos semblables au profit de l'animal, on répondra que la plupart des défenseurs des droits de l'homme furent des tenants de la cause animale. Pour la France, Voltaire, Victor Schœlcher, Hugo, Jaurès, Clemenceau, Zola, Anatole France.

Pour beaucoup d'entre nous, les abattages massifs, lors de la peur de la vache folle, les bûchers, les brasiers où l'on jeta en masse ces monceaux de cadavres, tirés par des grues, ont servi de révélateur. Elisabeth de Fontenay le dit très bien. Ce n'étaient pas les vaches qui étaient folles, ce sont les hommes qui l'étaient devenus.

Et à ceux qu'inquiète un rapprochement sacrilège de l'holocauste animal avec l'holocauste nazi, on rappellera que ce sont souvent aux victimes de la Shoah que la compassion est venue spontanément. Citons encore des écrivains juifs, par exemple Isaac Bashevis Singer, Elias Canetti ou Romain Gary.

C'est en puisant dans les ressources profondes de l'humanisme, athée ou religieux, que nous trouverons les ressources pour en finir avec la barbarie qui fait de l'homme moderne, de l'homme industriel, du grand beauf carnivore, le tortionnaire imbécile et l'exterminateur aveugle de toutes les autres créatures.

* Les animaux aussi ont des droits, de Boris Cyrulnik, Elisabeth de Fontenay, Peter Singer. Entretiens réalisés par Karine Lou Matignon, avec la collaboration de David Rosane, éditions du Seuil.

Source marianne.net (Jacques Julliard)

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