lundi 27 juillet 2020

Photos-Gilles Caron



Gilles Caron au Cambodge

Le photographe Gilles Caron avait couvert Mai 68, la guerre des Six-Jours et le Biafra. Chaque fois, il en avait tiré des images exceptionnelles. En 1970, promis juré, le Cambodge serait son dernier reportage de guerre. Le destin l'a entendu...

C'est ici, à l'hôtel Le Royal, dans le cœur historique de Phnom Penh, que le photographe Gilles Caron a posé ses sacs, début avril 1970, en arrivant de Paris par le vol UTA. Bâtiment colonial aujourd'hui rénové en palace, l'établissement s'enorgueillit des célébrités qui l'ont fréquenté : Charlie Chaplin, Charles de Gaulle, et même André Mal­raux, condamné et assigné à résidence à deux pas de là, en 1924, pour pillage d'antiquités khmères à Angkor. Tout miel, l'onctueux prince Norodom Sihanouk y a offert en 1967 une réception en l'honneur de Jacqueline Kennedy. Le cocktail au champagne, le First Lady, en témoigne toujours. Mais, curieusement, Le Royal ne garde aucun souvenir de la venue massive des correspondants de la presse internationale pendant la guerre civile – entre 1970 et 1975 –, qui avaient fait de l'hôtel leur PC. L'érection récente d'une stèle, au bout de l'esplanade qui lui fait face, est passée inaperçue des employés qui s'affairent à la réception.


Gilles Caron sur le bac qui traverse le Mékong, le 5 avril 1970, jour de sa disparition. 
© Fondation Gilles Caron/Contact Press Images

Récemment inauguré par le ministre de l'Information, Khieu Kanharith, le mémorial en marbre noir rappelle que trente-sept des clients journalistes du Royal ont été tués ou portés disparus durant ces cinq années. On y lit les noms du flamboyant photographe américain Sean Flynn – fils de l'acteur Errol –, de la star Taizo Ichinose, encore adulée au Japon. Et celui du plus talentueux photographe de sa génération, Gilles Caron. On a perdu sa trace le 5 avril 1970 sur la route nationale 1 reliant Phnom Penh à Saigon. Que s'est-il passé ?


Des adolescents mobilisés pour combattre les Khmers rouges. L'ultime reportage de Gilles Caron, avril 1970. © Fondation Gilles Caron/Contact Press Images

Le ministre de l'Information accepte de nous recevoir, à une encablure de l'hôtel. Juste un boulevard à traverser. Le flot continu de cyclomoteurs, de tuk-tuks – des taxis tricycles à moteur – et de voitures, qui semble le rendre infranchissable, s'ouvre et se referme miraculeusement au passage du piéton. Les coups de klaxon sont rares. Tout se règle par des manœuvres acrobatiques et des civilités. « Sourire obligatoire » : telle est d'ailleurs la devise affichée dans le bureau de Khieu Kanharith. On a une question à lui poser : le Cambodge va-t-il ordonner une enquête sur la disparition des journalistes ? Ministre depuis quatorze ans, cet ancien journaliste au français parfait, qu'il a appris en lisant « Jules Verne et OSS 117 », semble interloqué : « Mais, cher monsieur, à partir de 1975, les Khmers rouges ont déporté massivement les populations de cette région ! Il n'y a plus aucun témoin. »

On décide cependant de s'y rendre. C'est au Sud. Direction le bac de Neak Loeung, à 61 kilomètres de la capitale, avec sa foule de marchands ambulants proposant œufs de caille, graines de lotus ou grillons frits. La dernière fois que Gilles Caron a été vu vivant, c'est ici. Quelqu'un l'a pris en photo lors de la traversée du Mékong. Blond aux yeux bleus, un faux air de Steve McQueen, le jeune homme de 30 ans sourit, tranquillement accoudé à la voiture. C'est déjà une star dans la profession. Lors de sa courte carrière, commencée trois ans auparavant à l'agence Gamma, le jeune homme a produit des images exceptionnelles. Son cliché de Daniel Cohn-Bendit en Till l'Espiègle narguant du regard le casque noir d'un CRS a transformé le leader de Mai 68 en mythe.


Daniel Cohn Bendit en mai 1968 © Fondation Gilles Caron/Contact Press Images

Guerre des Six-Jours avec Moshe Dayan borgne entrant dans Jérusalem, soldat ibo transportant sur la tête des roquettes au Biafra, bouille de croque-mort d'un orangiste en Irlande du Nord, GI à l'assaut de la colline 875 dévastée au Vietnam...


Un soldat ibo au Biafra, 1968. © Fondation Gilles Caron/Contact Press Images

Caron laisse au moins une image emblématique par événement, ses clichés en noir et blanc font entrer l'actualité dans l'Histoire. Sa trajectoire n'est pas banale : passionné de littérature et très bonne plume, il s'est forgé une conscience humaniste dans le djebel, en combattant comme appelé aux côtés des paras lors de la guerre d'Algérie.


Général Moshe Dayan juin 1967 © Fondation Gilles Caron/Contact Press Images

Trois mois avant de venir au Cambodge, au début de la guerre civile provoquée par la destitution surprise de Sihanouk par son Premier ministre, Lon Nol, le 18 mars 1970, il est fait prisonnier au Tchad, avec Raymond Depardon, en couvrant l'insurrection des Toubous. Avant de s'envoler pour Phnom Penh, Caron assure que ce sera son dernier reportage de guerre : « Je resterai à Phnom Penh, je n'en sortirai pas, je ne prendrai aucun risque. » Sur place, il a changé d'avis. Après avoir envoyé ses derniers clichés à Paris – des scènes d'adolescents rigolards mobilisés par l'armée gouvernementale de Lon Nol et revêtant des treillis trop grands pour eux –, il a loué une voiture et son chauffeur avec un autre journaliste, Guy Hannoteaux, et un coopérant, Michel Visot.


Un orangiste en Irlande du Nord, 1969. © Fondation Gilles Caron/Contact Press Images

Ce matin-là, Caron, qui vient de prendre un petit-déjeuner en bord de fleuve avec Jean Durieux, l'envoyé spécial de Paris Match, se dit sur un « coup ». Il a dû glaner un renseignement à Phnom Penh. Mais il ne se confiera pas plus. Caron a un caractère réservé. Comme Durieux et son photographe, Daniel Camus, il cherche à montrer la présence de combattants vietnamiens communistes sur le sol cambodgien. On sait qu'ils soutiennent le mouvement de ces paysans cambodgiens encore peu connus, les Khmers rouges, et qu'ils se servent du pays comme base arrière pour attaquer les GI au Sud-Vietnam. Celui qui en ramènera la preuve en photo est sûr d'un joli scoop. A la descente du bac, les deux journalistes se sont dit merde. « On se retrouve ce soir au Royal. »

Plus au sud encore, on arrive dans la région du Bec de canard, frontalière avec le Vietnam. On s'arrête au hasard dans le village de Mun, à l'écart de la nationale 1. Avec sa route de terre en surplomb des rizières, ses buffles d'eau tirés par des gamins, sa succession de cabanes sur pilotis, en bois ou tôle, aux toits en feuilles de palme, et la traditionnelle jarre d'eau dans des courées impeccables, le village tient du prospectus touristique.
Avec mon interprète khmer, Noch, nous abordons un homme qui prend le frais sur un caillebotis sous sa maison. Ngoung Thaï, 68 ans, est né ici, et n'en a jamais bougé. A-t-il entendu parler de la disparition d'étrangers dans la région ? « Jamais. Mais c'était la pagaille. » Le paysan se souvient très bien de ce début de guerre civile. Des soldats de tous bords traversaient régulièrement le village. Ceux de l'armée gouvernementale de Lon Nol, le Premier ministre qui venait de renverser Sihanouk, aidés par les Vietnamiens du Sud, alliés des Américains, étaient à la recherche des Viêt-congs, qui soutenaient les Khmers rouges. Et réciproquement.

Gilles Caron imaginait-il se fourrer dans pareil guêpier ? Le 5 avril, il est tombé dans une embuscade. Quelques jours après sa disparition, des journalistes ont vu sa voiture intacte sur le bord de la route, pas très loin d'ici. A-t-il été exécuté selon la méthode expéditive des Khmers rouges ? Ou fait prisonnier par les Viêt-congs, qui savaient qu'un journaliste pouvait être gagné à leur cause ? A-t-il alors succombé à la malaria, ou à un bombardement des B52 qui arrosaient la région ?

Le Cambodge ne veut pas rouvrir ses plaies. On le comprend en écoutant l'étonnant récit de Ngoung Thaï et de sa sœur Mao Savath, d'un an sa cadette. Tombés en 1975 sous la coupe des Khmers rouges, ils ont vécu quatre ans de cauchemar, quatre ans de travaux forcés dans les champs, avec l'interdiction de manger en dehors des repas collectifs – deux bols de riz par jour –, ne serait-ce qu'une mangue du jardin, « sous peine de mort ». Humiliations, exécutions sommaires... La gorge nouée, Ngoung est au bord des larmes. Pour un étranger, la situation d'aujourd'hui est difficile à concevoir : les villageois qui avaient rallié les Khmers rouges et martyrisé leurs voisins sont restés au village ! « On les tolère »,assure Mao Savath.
Dans tout le Cambodge, bourreaux et victimes se côtoient. Aucune enquête n'a été menée par la justice pour établir les responsabilités du génocide. A ce jour, seulDuch, le directeur de Tuol Sleng (ou S-21), le centre de détention de Phnom Penh où furent torturés près de 20 000 Cambodgiens avant d'être massacrés, a été condamné le 3 février 2012 à la prison à perpétuité (1). Quatre autres dirigeants du Kampuchéa démocratique, le Cambodge de Pol Pot, mort en 1998 sans être vraiment inquiété, sont actuellement jugés dans l'indifférence générale. « Nous sommes bouddhistes, et les coupables seront punis lors de leur réincarnation, dit Mao Savath, qui ajoute avec humour : on demande simplement aux bonzes de prier pour qu'ils ne se réincarnent pas en aussi mauvaises personnes. Autrement, la prochaine fois, ils anéantiront entièrement le Cambodge. Et puis, qui est coupable ? » s'interroge-t-elle.


Désormais, ce sont les Vietnamiens qui seraient responsables des drames du Cambodge... Ils auraient manipulé les Khmers rouges. On l'a entendu plusieurs fois. Alors que ce sont les Vietnamiens qui ont mis fin, début 1979, aux exactions de la bande à Pol Pot. La réalité est si atroce – deux millions de morts, soit le tiers de la population – que le Vietnamien, ennemi héréditaire, sert de bouc émissaire. La classe politique cambodgienne, elle, appelle à la « réconciliation nationale ».En visitant l'ancien centre de détention S21, on est frappé par l'image surprenante dans ce lieu de malheur de deux hommes souriant de conserve. Qui sont-ils ? L'un des sept survivants du centre et son bourreau, menant bras dessus, bras dessous, une « campagne de réconciliation » dans les coins reculés du pays !

Avant de partir, on demande à Mao Savath une faveur : l'autorisation de la photographier. Malicieuse, elle accepte, à la condition « de ne pas [la] torturer après... » Mao Savath a vu le procès de Duch à la télé. Chaque victime était photographiée en entrant au centre. Ces images bouleversantes d'hommes, de femmes, d'enfants au regard résigné témoignent de la folie collective. Le Cambodge veut l'oublier. Surtout ne pas remuer son histoire pestilentielle mettant en cause, dans le moindre village, des proches, des voisins. On comprend mieux pourquoi il n'y aura jamais d'enquête sur la disparition de Gilles Caron. Ce n'est pas faute de témoins. Car il y en a trop. Et ce qu'ils ont à dire est gênant à entendre.

Infos pratiques
Un hôtel : Le Royal, bien sûr. Marqueterie de luxe, double piscine ombragée d'arbres centenaires... Les prix sont en rapport : 260 dollars la chambre la moins chère.
Un bar : celui du FFC, sur le quai Sisowath. Venaient s'y détendre les correspondants de guerre autour d'un verre ou deux, et sans doute trois.
Une visite : après la barbarie au centre S21, la civilisation du peuple khmer au Musée national des beaux-arts.

A lire

Gilles Caron. Scrapbook, éd.Lienart



J'ai voulu voir. Lettres d'Algérie, de Gilles Caron, éd. Calmann-Lévy



Source Télérama Luc Desbenoit 

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