mercredi 25 janvier 2012

Billets-Les Hackers

Les Hackers
Les Anonymous, Telecomix, le Parti pirate… Armés de leur clavier et de leur savoir-faire, les hackers sont devenus un vrai contre-pouvoir. La technologie au service de la démocratie ?
C'est un pirate inquiétant, tapi dans l'ombre. Ses doigts agiles pianotent sur le clavier de son ordinateur, au-delà de la vitesse légale. Il entre partout, sans frapper aux portes. Cybercriminel, chapardeur de cartes Bleue, incubateur de virus, il inquiète autant qu'il fascine. Robin des bois numériques, il vole aux riches pour nourrir son ego. Avec lui, le grand public entretient un rapport qu'on pourrait juger à l'aune de I love you (moi non plus), le fameux logiciel malveillant qui a infecté les ordinateurs familiaux au printemps 2000. Voilà pour l'image publique du hacker. C'est sa face, réductrice, voire trompeuse. Car il y a son côté pile. Celui qui a explosé aux yeux du monde avec le site WikiLeaks en 2010. Pour publier des centaines de milliers de documents classifiés de l'administration américaine, Julian Assange, son fondateur, s'est allié aux plus grands titres de la presse mondiale, le New York Times, le Guardian ou encore Le Monde. Il a fait entrer les hackers dans le sérail de l'investigation.

L'investigateur
Julian Assange, âge : 40 ans.
Trimballé d'école en école pour échapper à un père membre d'une secte new age, l'Australien commence à s'intéresser au hackingavant même sa majorité. A la fin des années 1980, il prend le nomde Mendax au sein d'un collectif au sobriquet menaçant, The International Subversives. Arrêté en 1991, il échappe miraculeusement à la prison en aidant la police à identifier des pédophiles.
Fait d'armes : En cinq ans à la tête de WikiLeaks, le retors Assange a bousculé le journalisme d'investigation en même temps qu'il est devenu l'ennemi numéro un de l'administration Obama.
En Tunisie, en Egypte ou en Libye, quand la censure a frappé Internet, ce sont aussi les hackers qui ont permis à l'information de jaillir, en dé­gageant des canaux de secours (en ouvrant des lignes alternatives). Le printemps arabe leur a offert une formidable occasion de prouver que la technique peut servir la démocratie. Quand la liberté d'expression tombe sous les balles réelles, les hackers ripostent avec leurs armes. Ils incarnent une nouvelle forme de protestation, asymétrique : celles des anonymes contre les puissants, des citoyens contre les pouvoirs institutionnels qui les piétinent. Dans le paysage recomposé de l'information, les hackers sont-ils en train de changer le monde ? De s'imposer comme une nouvelle force politique ? Comme un cinquième pouvoir face au quatrième (la presse) ? Pourquoi le font-ils ? Nous avons enfilé nos meilleures chaussures pour partir sur les sentiers vicinaux du Réseau et leur poser ces questions.
Commençons par les Anonymous, les sans-nom d'Internet qui terro­risent les gouvernements depuis cinq bonnes années, et une attaque en règle contre l'Eglise de scientologie. Pour les trouver, il faut s'aventurer dans la jungle inextricable des canaux IRC (pour Internet Relay Chat), un protocole de communication qui permet d'échanger instantanément avec plusieurs centaines de personnes. Pendant les révolutions arabes, ils y organisaient la résistance dans un joyeux capharnaüm. L'accès est libre, anonyme. La navigation est sportive, erratique. Pas la peine de chercher un porte-parole ou de réclamer une interview, il faut prendre la vague, jongler entre les kyrielles d'opérations spéciales (abrégées #Op, pour les lecteurs les plus avertis) et le sabir inintelligible. Chez les Anonymous, il existe autant de vérités que de membres revendiqués. N'importe qui peut enfiler le costume. En guise d'identité, ils n'ont qu'un slogan frondeur, « Nous sommes les Anonymous. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n'oublions pas. Préparez-vous. »
Ils portent également un masque, celui de V - un personnage de comic inspiré par Guy Fawkes, un conspirateur britannique du XVIe siècle. Ce visage au drôle de sourire, c'est aussi celui qui a été choisi par les indignés du mouvement Occupy. Au cours de leur jeune existence, les Anonymous ont considérablement enrichi leur palette, en pilonnant les sites gouvernementaux de potentats arabes accrochés à leur trône (Les Anonymous utilisent massivement les attaques par déni de service (DDoS), qui permettent de saturer un site en le bombardant de requêtes) sans jamais se départir de l'hu­mour potache qui constelle leurs échanges. Comment dégager une co­hé­rence dans cette agora turbulen­te ? Gabriella Coleman qui vient à notre rescousse, anthropologue à l'université de New York, suit la mouvance depuis ses balbutiements : « Les Anonymous sont politiquement plus so­phis­tiqués qu'avant, relève-t-elle. Ils sont passés du statut de trolls (Dans le vocable d'Internet, un troll est une personne qui pollue volontairement les échanges pour le seul plaisir du désordre que cela occasionne) à celui de militants. Aujourd'hui, la typologie des individus et des actions s'est élargie. Pendant le printemps arabe, on a bien vu que les Anonymous, à défaut d'être un groupe structuré et homogène, avaient des rôles définis. »

Le cyberministre
Slim Amanou, âge : 34 ans.
Entrepreneur du Net, blogueur, le Tunisien est plus connu sous son pseudonyme, qui est aussi son compte Twitter : @slim404, une référence à Ammar404, le nom donné par les cyberactivistes à la censure numérique de Ben Ali.
Fait d’armes : Emprisonné durant quatre jours après avoir attaqué des sites du gouvernement, il est propulsé secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports dès sa sortie de détention. Démissionnaire quatre mois après, il est retourné à sa start-up et rêve aujourd’hui d’une démocratie connectée et transparente de l’autre côté de la Méditerranée.
A force de naviguer sur les sept mers de l'Internet sans sextant ni boussole, on finit par croiser Okhin, qui se présente comme un « cypherpunk » (Contraction de cypher (chiffrement, en anglais) et du punk de cyberpunk (celui qui vit dans un monde dystopique), le cypherpunk prône l'usage de la cryptographie, c'est-à-dire la sécurisation de ses communications pour préserver sa vie privée), un prédicateur de la cryptographie doublé d'un défenseur de la vie privée. Il nous donne rendez-vous sous les voûtes d'un bar interlope de Saint-Michel à Paris. 30 ans, cheveux longs, haute carrure, élocution claire comme s'il avait répondu à des interviews toute sa vie, il est administrateur système dans le civil, agent Telecomix la nuit. Telecomix est un groupe décentralisé d'une trentaine de personnes - qui se compare à une méduse -, sans leader - décidément -, né en Suède il y a trois ans, pendant le vote d'une loi sur la régulation des télécommunications. « Nous, on ne détruit pas, on construit. Les Anonymous sont les punks d'Internet, on est les hippies. » Sur le papier, rien ne destinait ces aliens à défier frontalement les dictateurs d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. « On est une génération de joueurs, de gamers, qui sautons de niveau en niveau, comme dans un jeu vidéo, rigole Okhin. C'est grisant de mettre un Etat à genoux à la seule force de l'informatique, et ça coûte 15 euros par mois [le prix d'un serveur, NDLR]. » C'est le black-out sur l'Internet égyptien qui les a fait basculer : « Cette coupure a profondément choqué la communauté hacker. » Depuis un an, à raison de deux à six heures par jour, Okhin aide des dissidents à contourner la censure, notamment en Syrie.
Le chasseur
Bluetouff, âge : 35 ans.
Olivier Laurelli traîne le sobriquet de « Bluetouff » depuis plus de dix ans (la technologie Bluetooth conjuguée à sa masse capillaire, largement élaguée sur la photo ci-dessus en prévision d’une réunion à l’Assemblée nationale). Il a lancé le site Reflets.info, tentative bénévole de rassembler hackers et journalistes sous une bannière commune.
Fait d’armes : Son site a mis la puce à l’oreille des médias sur la vente de technologies de surveillance par des entreprises françaises à la Libye de Kadhafi.
Fondé sur le principe de « do-ocratie » (la démocratie du « faire »), Telecomix décide tout en ligne. Le groupe opère sans ressources financières (« Une opération qui coûte de l'argent est une mauvaise opération »), et sans peur des risques. C'est un facteur consubstantiel de leurs exploits : la loi s'accommode parfois mal de la performance des hackers qui dérangent les pouvoirs. Kevin Mitnick, une des grandes figures du milieu dans les années 1990, s'est ainsi retrouvé sur la liste des dix criminels les plus recherchés par le FBI. Julian Assange, quinze ans après, n'est pas en meilleure posture : l'Australien aux coupes de cheveux interchangeables est assigné à résidence dans son manoir du Suffolk depuis plus de quatre cents jours, un bracelet électronique et une foi inextinguible dans la transparence chevillés au corps. Pris dans une affaire de mœurs en Suède, il pourrait également être inculpé aux Etats-Unis, où le gouvernement essaie de le faire tomber.
Julian Assange n'a pas uniquement dérangé les Etats, il a aussi sacrément bousculé un autre pouvoir : la presse. En sortant de la clandestinité, en s'adossant à des titres prestigieux pour donner plus d'assise à ses révélations, il s'est « dé-marginalisé », en même temps qu'il obligeait les médias à évoluer. Au mois de septembre, Alan Rusbridger, le directeur de la rédaction du Guardian, revenait pour Télérama sur sa collaboration avec le site le plus dangereux de la planète. « WikiLeaks a instauré un nouveau type de rapports entre le journalisme et la technologie », reconnaissait-il. Peu à peu, les investigateurs assimilent les techniques des hackers : chiffrer (crypter, dirait de façon impropre le commun des mortels) ses courriels avec une clé PGP (Pour Pretty Good Privacy (« assez bonne vie privée »), un logiciel vieux de vingt ans permettant de chiffrer ses communications) ou communiquer « off the record » (OTR, comme ils disent) sur un tchat sécurisé pour protéger leurs sources. Sur l'un d'eux, bien caché derrière plusieurs verrous et un pseudonyme, Julian Assange, nous le confie : « Cette époque rappel­le les premiers pas de l'imprimerie. » Les hackers, des moines copistes en avance sur leur temps…

Le lobbyiste
Jérémie Zimmerman, âge : 33 ans
Il se consacre depuis près de quatre ans à la Quadrature du Net, l'association de défense des libertés numériques, qu'il a cofondée.
Faits d'armes : Présent dans tous les débats publics sur la défense d'Internet, Jérémie Zimmerman garde également un œil sur la Commission européenne ou sur les instances de régulation des télécoms. Son combat du moment : exterminer l'ACTA, un maxi-traité anticontrefaçon qui durcirait encore la propriété intellectuelle.
Le même processus de « normalisation » s'opère entre les hackers et les institutions. Telecomix a récemment engagé le dialogue avec Reporters sans frontières et la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme. Mais tient à son indépendance : « Si on était payés pour bosser à plein temps sur Telecomix, est-ce qu'on le ferait encore ? » se demande Okhin. Pour atteindre les politiques, d'autres recourent au lobbying et défendent la liberté d'expression en ligne. C'est le cas de Jérémie Zimmermann, le cofondateur de La Quadrature du Net, l'une des principales associations françaises dans ce domaine. Depuis près de quatre ans, cet empêcheur de légiférer en rond compulse des amendements, épluche le Journal officiel, multiplie les rendez-vous, au rythme infernal de soixante-dix heures par semaine, pour « mettre le hacking au service des institutions démocratiques. C'est sûrement moins efficace que l'approche illégale, mais c'est complémentaire. Si vous me passez l'expression, voilà comment on pirate une loi ». Lionel Tardy, député UMP de Haute-Savoie et informaticien de formation, renchérit : « Les ha­ckers ont leur rôle au même titre que d'autres acteurs au sein de l'Assemblée nationale, celui de sentinelles, de garde-fous. Ce sont les seuls à intervenir sur les libertés publiques. »
Du lobbying au militantisme politique, il n'y a qu'un pas. Que Rick Falkvinge franchit. « Evangéliste politique » tel qu'il se décrit alors que nous l'interrogeons sur Skype depuis sa campagne suédoise, il a fondé le premier Parti pirate, en 2005. L'objectif à l'époque ? Le libre partage de la connaissance, sans l'entrave de la propriété intellectuelle. Aujourd'hui, le Parti pirate international agrège plus de quarante branches dans le monde, dont la moitié sont enregistrées comme des partis politiques traditionnels ; la plus jeune élue du Parlement européen est une pirate suédoise de 24 ans ; et si en France le PP ne pèse guère plus que quelques di­zaines d'euros sur un livret A, sa crois­sance en Allemagne dépasse toutes les attentes. En septembre dernier, quinze membres du Parti pirate sont entrés au parlement de Berlin.
Alexander Morlang est l'un d'entre eux. On le croise à Berlin lors de sa pause déjeuner au Chaos Communication Congress, la grand-messe des hackers organisée depuis vingt-huit ans par le vénérable Chaos Computer Club (CCC). Entre une piscine à boules et deux conférences aux intitulés incompréhensibles, certains s'exercent au crochetage de serrures, et d'autres font voler des drones de leur confection. Tout en sirotant leur Club-Mate, boisson officielle des hackers, thé gazeux hautement caféiné. Morlang, lui, a enfilé comme chaque année sa casquette de bénévole. Administrateur système, motard chevronné, membre du CCC depuis ses 14 ans - il en a 37 -, il est entré au Parti en 2009. Autour d'un plat de lasa­gne froides, il vante la « démocratie liquide » de sa formation politique, qui soumet la moindre décision à l'approbation de ses membres sur une plate-forme dédiée (un wiki). « En ce moment, la classe politique vote beaucoup de lois contre les hackers. Nous sommes là pour leur rappeler que les hackers peuvent aussi actionner des leviers. »
Crédité de 10 % des intentions de vote à l'échelle nationale, le parti au drapeau noir (Piratenpartei), en s'appuyant essentiellement sur la seule défense des libertés publiques, constituerait aujourd'hui la quatrième force politique d'Allemagne. De quoi provoquer un aggiornamento ? « Comme les logiciels que nous utilisons, nous devons faire une mise à jour programmatique, explique Morlang. Nous avons débuté comme un réseau éclaté. Comment rester nous-mêmes maintenant que nous sommes devenus un arbre ? » Rick Falkvinge, qui a récemment abandonné la pré­sidence du Parti pirate suédois pour propager la bonne parole, est persuadé que les hackers sont à la veille de leur grand soir : « Tous les quarante ans, une nouvelle génération régénère la démocratie, quand les activistes pré­cédents sont devenus des politiciens. Les libéraux sont arrivés au pouvoir il y a cent vingt ans, les sociaux-démocrates il y a environ quatre-vingts ans, et les écologistes sont arrivés sur la scène politique il y a à peu près quarante ans. Nous sommes mûrs pour une répétition du cycle. » 
Source Olivier Tesquet (Télérama)

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