mardi 20 septembre 2011

Billets-Entretien avec Pierre Rosanvallon

Photographe inconnu

“Il est temps de repenser la participation au bien être collectif”


Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard (Télérama)

Les candidats à la présidentielle de 2012 vont-ils se décider à lire, et se nourrir enfin des essais fructueux, des idées novatrices disponibles chez leur libraire ? La tempête économique et sociale qui fait gîter la France exige une vision d'ensemble, un projet de société, que l'on ne voit toujours pas poindre dans la campagne. Or ces idées existent : sur la fiscalité, le travail, la sécurité, l'éducation ou la culture, la réflexion est foisonnante, la discussion entre chercheurs ouverte et passionnante, les propositions concrètes et structurées. Toutes ces idées sont susceptibles de nourrir une « autre campagne » - celle qui devrait s'imposer, loin des bisbilles de comptoir et des courtes vues.

A huit mois du scrutin, le dernier livre de l'historien Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, est une solide borne de départ sur cette route de campagne. D'abord, parce qu'il place au cœur du débat la question de l'égalité. Or celle-ci paraît incontournable dans un pays où les inégalités sont devenues insupportables, en matière de patrimoine bien sûr, mais aussi entre les villes et les banlieues, les hommes et les femmes, les écoliers. Rustines et sparadraps ne suffiront pas, rappelle cependant le directeur du magazine en ligne La vie des idées : il est urgent de refonder l'idée d'égalité - philosophiquement. Pour « refaire société », ensemble. Une révolution des mentalités s'impose, et Rosanvallon pose, dans cet essai exigeant, quelques semis qui ne demandent qu'à croître. Mais elle ne se fera pas toute seule. Il est grand temps, décidément, que les candidats à la présidentielle se mettent à lire.

La démocratie est en crise, écrivez-vous d'entrée. Mais de quelle crise s'agit-il ?

L'idée démocratique a trois dimensions : elle se matérialise d'abord dans les institutions représentatives censées exprimer la volonté générale. Elle s'incarne aussi dans une culture publique, autrement dit la façon dont les citoyens se sentent responsables de leur liberté, s'informent et interpellent les pouvoirs - toute une « activité civique » aujourd'hui bien vivante : jamais les citoyens ne se sont autant exprimés (notamment sur des blogs), jamais ils n'ont autant questionné les autorités. Mais la démocratie, c'est aussi une forme de société, le projet de créer un monde de semblables. Or le peuple fait aujourd'hui de moins en moins corps, la citoyenneté sociale régresse.

L'insupportable croissance des inégalités est à la fois l'indice et le moteur de ce déchirement. Le problème est que si l'on n'a jamais autant parlé de ces inégalités, on n'a jamais aussi peu agi pour les réduire. Cette contradiction s'explique par une sorte d'évidement de l'idéal démocratique. L'idée fondatrice d'égalité est en passe de devenir une coquille vide, elle a perdu sa forte dimension philosophique et s'est réduite à une invocation à « réduire les inégalités », si vague qu'elle reste inopérante. C'est pourquoi elle doit être entièrement repensée, reconstruite.

Comment les révolutionnaires français et américains pensaient-ils l'égalité ?

Les révolutions fondatrices, en France et aux Etats-Unis, ne séparaient pas les idées de régime et de société démocratiques : elles voulaient créer une société des égaux. Les individus y étaient considérés comme des semblables : chacun avait la même valeur, tout le monde participait de la même humanité. Il n'existait qu'une « espèce humaine » sur le plan juridique, comme il n'en existait qu'une biologiquement, ainsi que Buffon l'avait montré. Cette égalité-similarité s'est matérialisée dans le suffrage universel, où toutes les voix se valent.

La deuxième caractéristique de la société des égaux était l'indépendance, l'autonomie des individus : chacun était libre de mener sa vie comme il l'entendait, sans crainte d'être soumis au bon vouloir des autres. Restait, c'est le troisième point, l'idée de la participation : dans une société d'égaux, on construit ensemble, on est tous acteurs d'une vie commune. Voilà pour les principes. Mais il faut tout de suite rappeler que cette conception se déployait dans un contexte précapitaliste : on était optimiste, la révolution industrielle n'était pas encore passée par là. On pensait, avec Condorcet par exemple, que les inégalités économiques allaient se résorber peu à peu, naturellement.

Les beaux principes sont donc rapidement mis à l'épreuve ?

A partir de 1830, la vision des révolutionnaires français et américains est en effet invalidée et détruite par le capitalisme. Que veut dire en effet une société des égaux quand surgit le prolétariat ? On est en fait dans une « société de classes », où les individus appartiennent à des univers distincts. Et le capitalisme organise le séparatisme social : comme l'explique alors Disraeli dans son roman Sybil, deux nations coexistent, celle des riches et celle des pauvres. L'idée d'égalité entre de cette façon dans une crise profonde, qui va durer jusqu'à la fin du XIXe siècle.

Comment se transforme-t-elle ?

Face à la remise en cause radicale de la conception de l'égalité « version 1789 », on voit d'abord apparaître une vaste entreprise de justification. C'est la construction de l'idéologie bourgeoise : elle rationalise le retour en arrière en se référant à de fumeuses théories de l'inégalité naturelle, racistes et autres ; ou bien elle considère les inégalités comme résultant des seuls comportements individuels, simple affaire de vertu ou de talent. C'est nier que les inégalités peuvent avoir une dimension sociale.

D'autres vont pourtant défendre le principe de l'égalité, mais en élargissant la dimension de « semblables » que lui avaient donnée les révolutionnaires...

On le constate d'abord avec le socialisme utopique, qui définit l'égalité comme intégration dans un collectif : dans les fameuses communautés utopiques des années 1840, qui fleurissent jusqu'aux Etats-Unis, il n'y a plus d'inégalités, plus de distinction entre les hommes puisqu'il n'y a plus... d'individus. C'est le retour à une société de corps. Mais cette idée n'aura pas, sur le long terme, le succès escompté. Une autre conception de l'égalité voit le jour en Europe, c'est l'égalité conçue comme homogénéité, qui se fonde sur des idées nationalistes et xénophobes, et trouve en Barrès son héraut français (Contre les étrangers, son premier livre, est publié en 1893). Mais c'est une troisième philosophie de l'égalité qui va heureusement s'imposer, celle des républicains sociaux et des sociaux-démocrates de la fin du XIXe siècle. Eux ne pensent pas l'égalité comme une identité sur tous les points, mais cherchent avant tout un moyen de « refaire société ». Pour y parvenir, disent-ils, il faut réduire les inégalités économiques, protéger l'individu contre les aléas de l'existence - bref, créer l'Etat-providence. On assiste ainsi, au même moment et partout en Europe et aux Etats-Unis, à la naissance de l'impôt progressif sur le revenu, aux lois sociales protectrices du travail et aux assurances sur les accidents : en moins de trente ans, on est passé du capitalisme triomphant à un taux d'impôt sur le revenu de 50 %, voire plus ! C'est une véritable révolution des mentalités.

Comment s'explique cette adhésion quasi générale à l'Etat-providence ?

Par la peur des révolutions, d'abord. Un gouvernement aussi conservateur que celui de Bismarck (1815-1898) en Allemagne accepte de réformer pour ne pas voir la victoire des socialistes. Mais la Première Guerre mondiale joue évidemment un rôle essentiel : toutes les sociétés font l'épreuve d'une « vie nue » ; partout, l'horreur des tranchées partagée par des soldats issus de classes sociales différentes invite à réécrire le contrat social. Sans ces deux facteurs, jamais l'Etat-providence n'aurait été instauré partout et simultanément. N'oublions pas qu'au début du siècle un taux d'imposition de 6 % était considéré comme le communisme en action ! Pourtant, les mêmes qui protestaient contre ces 6 % accepteront vingt ans plus tard un taux à 50 % - même si ce ne fut pas de gaieté de cœur... La Seconde Guerre mondiale aura le même effet : en 1945, le programme du Conseil national de la Résistance a beau être très progressiste, il fait largement consensus, parce qu'il est directement lié à l'épreuve commune.

Franchement, ce consensus ne saute pas aux yeux, depuis une trentaine d'années...

La chute du mur de Berlin et la transformation du capitalisme ont en effet provoqué la deuxième grande crise de l'idée d'égalité, après celle des années 1830-1890. D'abord, le garde-fou du réformisme par peur de la révolution est tombé avec l'Union soviétique à la fin des années 1980. Ensuite, le capitalisme de gestion qui avait régné sur les Trente Glorieuses a été remplacé par un capitalisme d'innovation. Enfin, la société s'est transformée : on est entré dans l'âge de la « singularité ». La vision de l'individu a profondément changé. En 1789, l'individualisme est universalisant : être reconnu comme individu, c'est être considéré... comme les autres ! La similarité l'emporte, on veut être « quelconque ».

Aujourd'hui, c'est le contraire : on veut tous être « quelqu'un », chacun souhaite être reconnu comme unique. Il y a là une mutation anthropologique fondamentale, que la nouvelle société des égaux doit prendre en compte. Car, dans le même temps, le sens de la dette collective, de la solidarité décline fortement. Le syndicalisme voit fondre ses effectifs, l'acceptation de l'impôt recule... et certaines réformes que des gouvernements conservateurs auraient acceptées il y a trente ans, les gouvernements sociaux-démocrates n'osent même plus les envisager ! On oublie que lorsque la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, le taux marginal supérieur de l'impôt sur le revenu était de... 65 % ! Aujourd'hui, même à gauche, personne n'ose évoquer 60 % !

Pourquoi ?

Parce qu'on est persuadé que la société ne l'accepterait pas. Il est plus que nécessaire, pourtant. Mais pour y revenir, il faut d'abord redonner sens et forme à l'idée d'une société des égaux.

Sur quelles bases ?

On ne peut pas se contenter de répliquer les principes des révolutionnaires français ou américains, ou du Conseil national de la résistance. Il faut veiller à produire une nouvelle communalité, à « refaire société ». C'est un préalable obligatoire, selon moi, à toute reconstruction de l'Etat-providence, aujourd'hui en voie de décomposition avancée. Produire du commun, donc, en s'assurant par exemple que la politique de la ville reprenne une place centrale dans la politique sociale de la gauche. La gauche a mis beaucoup d'argent dans des politiques industrielles aux effets incertains, et beaucoup trop peu dans la ville. Quand Sieyès, au XVIIIe siècle, affirmait que l'égalité passait par la multiplication des trottoirs et des réverbères - des espaces partagés par tous - il avait raison ! Aujourd'hui, les espaces fréquentés aussi bien par les riches que par les pauvres se font rares, de même que les expériences de vie commune (à l'exception peut-être des stades de foot). Enfin, il est grand temps de repenser la participation au bien-être collectif : le temps n'est plus au service militaire, mais la renaissance de nouvelles formes de service civique n'est pas une idée absurde...

Vous soulignez l'importance, aussi, de la réciprocité...

La réciprocité, c'est l'idée que chacun est traité comme les autres : on en finit avec les passe-droits et on construit ensemble une société dans laquelle chacun joue selon les règles du jeu. Quand on voit que les grandes entreprises payent un taux d'imposition sur les bénéfices très inférieur à celui des petites, ou que les plus aisés sont proportionnellement moins imposés que les classes moyennes, c'est bien la marque d'une rupture de réciprocité - et le sujet me paraît de plus en plus sensible dans certaines couches de la société.

Pourquoi la gauche a-t-elle tant de mal à empoigner ce débat sur l'égalité ?

Parce qu'elle est coincée dans une logique programmatique : elle veut tellement prouver qu'elle est capable de gouverner qu'elle s'en tient à un programme technique. En oubliant l'essentiel : être porteuse d'une véritable philosophie sociale, proposer une forme d'utopie praticable, forger les outils et le langage qui donnent sens à ce que vivent les gens. Elle n'a été forte que lorsqu'elle était intellectuellement hégémonique. Or elle ne l'est plus. Ce sont les idées de mérite, d'égalité des chances qui dominent sa réflexion : des idées dont la droite s'est emparée depuis longtemps, et à laquelle la gauche essaie désormais, timidement, de donner une définition extensive ! Pour être une alternative, elle doit d'abord reconstituer un patrimoine intellectuel.

Mais elle doit aussi proposer des actions concrètes pour réduire les inégalités économiques les plus flagrantes. Par quel bout s'y attaquer ?

Le problème de la reproduction sociale est central : au XIXe siècle, le premier socialiste venu savait que la question de l'héritage était au cœur du débat sur l'égalité. Je suis troublé que la gauche française n'en fasse pas une variable décisive de sa politique sociale aujourd'hui. D'autant plus troublé qu'on voit se reconstituer des inégalités de patrimoine dignes du début du siècle dernier. C'est le retour des rentiers ! comme le montrent les travaux de Thomas Piketty. Pendant les Trente Glorieuses, tout salarié ou presque pouvait devenir propriétaire d'un appartement par l'épargne ; aujourd'hui, acheter dans une grande ville est impossible si l'on ne peut compter que sur les revenus de son travail.

Le ras-le-bol s'amplifie face aux inégalités : les émeutes se multiplient en Grèce, en Angleterre. Est-ce pour l'historien le signe d'une situation révolutionnaire ?

Une situation révolutionnaire se définit par le fait que « ceux d'en bas ne veulent plus (de la situation en cours) » et « ceux d'en haut ne peuvent plus (diriger) ». Mais il faut, en outre, que ceux d'en bas soient armés d'un projet. Or, dans ces émeutes, on ne voit pas apparaître de force historique qui donne un sens, une direction à la révolte : c'est la décomposition qui l'emporte, pas la transformation de la société. D'où l'urgence de donner à ces mouvements une grande idée directrice.

Que se passera-t-il, sinon ?

En France, 2012 est selon moi l'élection de la dernière chance : si un tournant n'est pas pris, les émeutes se multiplieront ici aussi, et l'expression politique virera à droite - mais pas la droite parlementaire classique, cette fois : plutôt le modèle hongrois d'un gouvernement conservateur obligé de faire alliance avec des partis d'extrême droite, sur des bases ultra populistes alimentées par la xénophobie et la dénonciation fantasmatique d'un certain nombre d'« élites ». Si la gauche ne se relève pas, si elle persiste à mouliner des idées générales, sans prise sur la réalité, c'est ce danger qui nous menace.


Photo : Jean-François Robert pour Télérama

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